Le Gaboteur

Décompter les moutons (de 100 à zéro)

-

Peut-être avez-vous déjà observé dans certains pâturages de la province des moutons de petite stature, assez courts sur pattes et arborant un lainage coloré. Admirez-les bien, car il s'agit peut-être d'une vieille race d'ovidé locale, unique sur la planète, qui s'est développée de manière isolée sur l'île depuis les années 1600. Malheureus­ement, ces moutons «pure laine» n'ont pas une destinée très pérenne.

«Dans tout le monde entier, il y a moins de 100 moutons de TerreNeuve», souligne le producteur ovin Sam Jesso. Ce dernier fait partie de la demi-douzaine de propriétai­res terre-neuviens de moutons locaux qui perpétuent toujours la tradition sur l'île. C'est sur son terrain de 20 acres, à Ship Cove, qu'il fait paître son petit troupeau de dix brebis reproductr­ices issues de cinq lignées différente­s, dont une qu'il a héritée

de son arrière-arrière-grand-père. Descendant de cinq génération­s de producteur­s ayant pris pays dans la péninsule de Port-au-Port, Sam Jesso risque ainsi de voir disparaîtr­e les moutons de TerreNeuve de son vivant, prédisant leur extinction dans une vingtaine d'années. «Il n'y aura pas de sixième génération…», se désolet-il, fataliste quant au sort destiné à ces bêtes, mais aussi à celui des bipèdes qui les élèvent.

Si les moutons de Terre-Neuve étaient autrefois présents dans diverses régions de l'île, la lignée de Exploits Island, par exemple, a déjà disparu de la carte.

Se faire manger la laine sur le dos

Qu'est-ce qui provoquera­it donc le déclin de ces troupeaux, alors qu'il s'agit d'une race de mouton peu frugale, facile à élever, demandant

peu d'entretien, en plus d'être résistante aux maladies et aux aléas météorolog­iques de la province? «Le gouverneme­nt actuel est en train d'ignorer la production locale aux dépens de la production commercial­e», fustige Sam Jesso, écorchant au passage la lourde bureaucrat­ie, le manque de communicat­ion entre les gouverneme­nts provincial et fédéral, et surtout, les lois rigides qui conviennen­t peu à la réalité des petits producteur­s. «On ne peut pas prendre de l'expansion», rumine-t-il.

Le Gaboteur a contacté par courriel le député de Stephenvil­le-Portau-Port, Tony Wakeham, mais n'a pas reçu de réponse avant la mise sous presse de ce numéro.

Dans un cri du coeur, le producteur explique également qu'il est difficile pour les fermiers à petite échelle d'obtenir du financemen­t de la part des institutio­ns, alors qu'ils se sentent déjà étranglés par la montée fulgurante des prix, que ce soit pour la nourriture des animaux, le coût des vétérinair­es, le pétrole ou les fertilisan­ts. Pour Sam Jesso, l'interdicti­on par le gouverneme­nt de pratiquer certaines pratiques ancestrale­s, dont l'abattage traditionn­el, entraînera la perdition d'un héritage pluri-centenaire. «Tout ce qu'on veut, c'est être écouté», lâche-t-il, fâché de se sentir délaissé par les représenta­nts politiques de la province. C'est d'ailleurs pour toutes ces raisons que le producteur se départira de ses vaches au cours de la prochaine année.

Du pré à l'assiette

La disparitio­n des moutons locaux pourrait aussi avoir des répercussi­ons hors champs, notamment dans l'industrie alimentair­e de la province. Matthew Swift, chef et propriétai­re du réputé restaurant Terre, ancré dans le port de St. John's, base la majorité de son menu sur la disponibil­ité des produits du terroir de la province. En saison, le restaurate­ur s'approvisio­nne d'agneaux élevés à petite échelle par des producteur­s locaux établis au sud de la capitale. Là-bas, les moutons sont acheminés par bateau sur une île au large de Ferryland, appelée Sheep Island, pour y paître librement durant la chaude saison. Une diète naturelle qui concède à la viande un goût herbacé et une texture unique pouvant être appréciés par la clientèle de son restaurant.

Tricoter des liens

Endossant le tablier et la toque de chef, Matthew Swift se fait un point d'honneur de développer des liens durables avec les producteur­s terre-neuviens. Une façon pour lui d'encourager l'économie locale et de participer à la sécurité alimentair­e de l'île. «L'agricultur­e n'est pas quelque chose qu'on priorise, ce n'est pas une bonne vie et c'est devenu de plus en plus difficile de la pratiquer», reconnaît le restaurate­ur, rappelant qu'en gagnant plus d'argent, les petits producteur­s pourraient en faire bien davantage.

Néanmoins, ce dernier porte un regard nuancé sur les règles qui régissent la salubrité alimentair­e, comprenant la nécessité de les instaurer pour tous les producteur­s. Son discours rejoint toutefois celui de Sam Jesso quant à l'importance de recourir à un traitement plus local et décentrali­sé de la production animale, surtout dans une province peu peuplée et éloignée comme TerreNeuve-et-Labrador. Même s'il se dit confiant de pouvoir inscrire l'agneau au menu pour quelques années encore, l'avenir des moutons locaux demeure incertain. Pure laine ou non, leur caractère unique a de quoi faire la fierté de la population pour encore plusieurs génération­s.

 ?? Photo: Courtoisie ?? Sam Jesso fait partie de la demi-douzaine de propriétai­res terre-neuviens de moutons locaux qui perpétuent toujours la tradition sur l’île.
Photo: Courtoisie Sam Jesso fait partie de la demi-douzaine de propriétai­res terre-neuviens de moutons locaux qui perpétuent toujours la tradition sur l’île.

Newspapers in French

Newspapers from Canada