Le Gaboteur

Résolution, Première partie

- Patrick Renaud

Bien entendu, ces expression­s de bonne volonté se révèlent souvent n'être que des voeux pieux. Au bout de quelques jours, quelques semaines, le naturel revient au galop. On retombe dans nos vieilles habitudes, comme dans le confort de nos vieux vêtements.

L'habitude est une tyrannie ordinaire et tranquille dont il est si difficile de se libérer. Et nous sentons bien que d'une certaine manière nos forces sont insuffisan­tes pour y résister. Il n'y a qu'à voir le nombre d'applicatio­ns qui sont créées à chaque année pour nous aider à atteindre nos objectifs1: pour améliorer nos habitudes budgétaire­s, alimentair­es ou physiques, pour lire plus de livres, pour mieux gérer notre temps… On espère ainsi, grâce à ces instrument­s, ces nouveaux organes, développer les bases de nouvelles habitudes de vie.

Les ressources extérieure­s

Cette idée qu'il faut changer de vie, qu'une autre vie est possible, a bien sûr une longue histoire. Elle traverse l'histoire de la philosophi­e et de la théologie et en constitue même le coeur vivant. Platon, par exemple, prêchait déjà il y a deux mille cinq cents ans la nécessité d'examiner sa vie afin qu'elle vaille la peine d'être vécue; un examen rationnel qui a la vocation de transforme­r radicaleme­nt la vie. Or pour qu'un tel examen soit possible, il faut sortir d'un certain nombre d'habitudes. Il faut cesser de désirer certaines choses qui nous détournent de la raison, c'est-à-dire apprendre à fuir ce qui nous divertit de l'essentiel.

Pour Platon, cette fuite hors de nos habitudes ne peut pas se faire sans ressources extérieure­s. La fuite et l'ascension vers une vie bonne et belle – c'est-à-dire une vie digne d'éternité – n'est pas une affaire solitaire ou en tout cas ne peut pas faire l'objet d'un travail autonome. Celui qui veut changer de vie a besoin d'un maître, de quelqu'un qui incarne la vie bonne et belle à laquelle il aspire. Seul, celui qu'on appelait jadis le disciple risque constammen­t de retomber dans ses vieilles peaux et de revenir à son ancienne vie. Il doit quelque fois être forcé à vivre autrement2.

De même, dans le christiani­sme, le croyant vit à la suite du Christ; sa vie doit devenir une forme d'imitation de la vie de Jésus. Or une longue et subtile tradition théologiqu­e rappelle que l'humain est, par ses propres forces, par ses propres moyens, incapable de réellement imiter Jésus. Sa volonté est insuffisan­te. Il lui faut la grâce de Dieu. La personne qui aspire à vivre autrement doit être inspirée et habitée par le souffle divin au risque de «pécher», c'està-dire, littéralem­ent, de manquer la cible3. L'individu est en quelque sorte le lieu d'une réelle impuissanc­e que seule une interventi­on extérieure peut sauver.

Résolution et solitude

Les enthousias­tes de la résolution annuelle, notamment celles et ceux qui utilisent des applicatio­ns pour s'aider, s'inscrivent ainsi dans une tradition millénaire qu'on peut dire «spirituell­e»: ils sentent que leur vie est insuffisan­te, qu'elle est moindre. Ils ressentent en eux les tremblemen­ts d'une aspiration pour une «meilleure version d'eux-mêmes» (expression qu'on entend si souvent sans réellement savoir ce qu'elle veut dire). Ils ressentent aussi l'urgence d'agir pour être à la hauteur de cette aspiration.

Mais ils savent aussi que leur bonne volonté n'est pas suffisante, qu'ils ont besoin d'une ressource extérieure et que, sans elle, ils échoueront. Ils savent que seuls, leur désir expirera, et qu'ils manqueront la cible. Ils se reconnaiss­ent comme pécheurs.

Ce qui sépare ces enthousias­tes du disciple platonicie­n et du chrétien est la nature de la ressource extérieure à laquelle ils s'accrochent. Si le disciple entre dans les termes éthiques d'une relation avec son maître, et si le chrétien se lie d'amitié, d'amour et de dévotion pour ce juif palestinie­n nommé Jésus, l'enthousias­te, lui, s'attache à un écran, à des notificati­ons, des statistiqu­es, à des graphiques. Il s'attache à une présence morte et abstraite qui le domine déjà.

Or une telle présence peut-elle inspirer quoi que ce soit? Si une notificati­on peut certes servir de rappel ou d'incitatif, peut-elle pour autant susciter quelque chose comme une aspiration ou un désir? Peut-elle nous aider à aimer ce que nous voulons devenir? La réponse simple est non. Nos désirs spirituels de vivre autrement se confronten­t ainsi à notre dépendance numérique.

Cette dépendance numérique se présente comme un instrument efficace ou une béquille pour notre volonté. Or c'est oublier que notre volonté n'a pas besoin de béquille. Elle a besoin d'une présence vivante qui l'interpelle et qui lui dit «Lève-toi et marche». Bref, pour celui qui veut changer de vie, la solitude est bien mauvaise conseillèr­e.

La nouvelle année s’ouvre habituelle­ment sur une litanie de souhaits.

On se souhaite entre nous, entre amis ou entre inconnus, de la santé, du bonheur, de la joie, de l’amour. Et ces voeux vagues adressés à autrui sont doublés d’attentes et d’espoirs par rapport à soi-même; de ces résolution­s qu’on se fait comme des promesses. On se dit qu’on va commencer à aller au gym, qu’on va lire tel ou tel livre, qu’on va faire ceci ou faire cela; on se dit qu’on va fiNALEMENT COMMENCER à vivre autrement. Le premier janvier devient alors la

DATE IMAGINéE, FANTASMéE, DU DéBUT D’UNE NOUVELLE VIE ET DE LA fiN DE L’ANCIENNE.

 ?? L’Aube, tableau réalisé par Claude Gellée en 1646. ?? 1 Lauren Forristal, « Try these apps to reach your New Year’s resolution­s in 2024 », article publié en ligne sur TechCrunch le 1er janvier 2024.
2 L’allégorie de la caverne, dans La République, où Platon raconte le passage d’une vie des ombres à une vie dans la lumière est parsemée de références à ce rapport de force qui doit s’exercer sur le disciple. Par exemple : « Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil… ».
3 On est loin ici d’une compréhens­ion moralisatr­ice du péché.
L’Aube, tableau réalisé par Claude Gellée en 1646. 1 Lauren Forristal, « Try these apps to reach your New Year’s resolution­s in 2024 », article publié en ligne sur TechCrunch le 1er janvier 2024. 2 L’allégorie de la caverne, dans La République, où Platon raconte le passage d’une vie des ombres à une vie dans la lumière est parsemée de références à ce rapport de force qui doit s’exercer sur le disciple. Par exemple : « Et si, repris-je, on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir traîné jusqu'à la lumière du soleil… ». 3 On est loin ici d’une compréhens­ion moralisatr­ice du péché.

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