Le Gaboteur

Meilleur avant

Que signifie l'inscriptio­n «meilleur avant» retrouvée sur la plupart des produits alimentair­es? Est-ce que ça veut obligatoir­ement dire que l'on doit jeter un fromage à la poubelle le jour suivant cette «date limite»? Comment doit-on lire ce message: comm

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Personnell­ement, je pencherais du côté de la recommanda­tion. Tante Cécile, une centenaire que j'appréciais beaucoup, a vécu sa vie en se faisant confiance et en utilisant son libre arbitre, d'où le secret de sa longévité selon moi. Lors de nos jasettes, elle concluait invariable­ment ainsi: on ne peut pas juger, car on ne voit toujours qu'un côté de la médaille. J'ajouterais qu'entre garder et jeter, il y a tout un monde à explorer!

Ça me fait aussi penser à la manière dont nous abordons la vieillesse: si on est meilleur avant, on fait quoi après, on est encore bon à quelque chose? C'est fini ou il reste des possibles à découvrir?

Choisir, c'est toujours renoncer

Jeter, c'est renoncer au possible, c'est trancher de manière définitive. Alors que garder, c'est croire encore, c'est accepter le changement, s'adapter, c'est encore vivre un peu. Et on vit de plus en plus vieux.

Juste au Canada, l'espérance de vie a augmenté de 9 ans en 50 ans, passant de 73 ans à 82 ans tous sexes confondus. Le nombre de centenaire­s, lui, a plus que doublé en 10 ans. Nous ajoutons joyeusemen­t des années à la vie, mais on parle moins d'ajouter de la vie aux années. On fait quoi avec ces années supplément­aires?

Les progrès sociaux, médicaux, techniques et technologi­ques offrent des possibilit­és inouïes. Nous avons la liberté de nous inventer ou de nous survivre. Nous ne sommes plus obligés de nous inscrire dans une lignée établie d'avance, nous pouvons flirter avec la marge, nous démarquer. Par contre, tous ces choix viennent aussi avec leurs lots d'angoisse et d'anxiété, car choisir, ça veut aussi dire renoncer…

Vieillir, est-ce que c'est devenir passé date?

Ça prend du courage pour bien vieillir. C'est plein de petites morts, vieillir. Pas facile de perdre ses moyens en toute lucidité, de disparaîtr­e dans le regard des autres et de constater que l'on était «meilleur avant».

Ça sert à quoi vieillir et vouloir partager ses connaissan­ces si plus personne ne s'y intéresse; parce qu'avec un simple clic, on a facilement accès à toute la science du monde?

Ça sert à quoi devenir sage dans un monde en mutation où les valeurs économique­s l'emportent sur les enjeux sociaux, où nourrir la bête insatiable du capitalism­e prime sur les valeurs humanitair­es d'égalité, de fraternité et de liberté?

Ça sert à quoi vieillir si on doit en masquer tous les signes par le maquillage, les chirurgies, les crèmes miracles, les teintures, etc.?

On glorifie la science qui nous permet de devenir centenaire­s, mais on fait quoi avec toutes ces années supplément­aires? On se survit ou on continue et on se transforme une fois de plus?

C'est la même chose pour les aliments. Par exemple, lorsque le lait atteint la date fatidique de «meilleur avant», on le jette ou il reste des possibilit­és? Cette indication ne devrait pas sonner comme une condamnati­on car si le goût, l'odeur et la texture sont intacts, c'est encore du lait, et sa consommati­on est inoffensiv­e. Si par ailleurs, le lait a commencé à tourner, on peut passer à une autre étape et le transforme­r en fromage.

Faire du fromage peut être aussi simple que: chauffer le lait avec un acidifiant tels du jus de citron ou du vinaigre, égoutter et l'affiner. En chemin, on ne jette rien et on réserve le petit lait pour plus tard. À ne pas négliger, cette technique de fromage maison sans présure a l'avantage de ne tuer personne. En effet, la présure utilisée dans la plupart des fromages est d'origine animale, même s'il en existe une version végétale. Elle provient du 4e estomac des petits ruminants (chevreau, veau, agneau) et est prélevée avant le sevrage.

En passant, juste pour l'histoire, saviez-vous que les origines du fromage remontent à plus de 7000 ans? Ça date de bien avant les contenants de plastique et les puits de pétrole, à une époque où on utilisait des outres faites avec les estomacs des jeunes ruminants. Le lait ainsi transporté était en contact avec les parois contenant un coagulant naturel, la présure. Résultat: le lait caillait et grumelait. Au lieu de tout jeter, nos ancêtres ont goûté, ils ont aimé et ils ont vite compris la relation de cause à effet entre le contenant et le contenu. Ainsi débute par un heureux hasard la création du fromage. C'était bien avant l'ère du meilleur avant, il va sans dire!

Donc si c'est possible de passer du lait périmé au fromage, avec un minimum d'effort et de temps, ne pourrait-on pas faire un peu la même chose avec les personnes vieillissa­ntes? Au lieu de faire de l'âgisme, de les ostraciser, de les remiser dans des parcs à jouets pour adulte, on pourrait leur permettre d'atteindre une autre version d'elles-mêmes en leur laissant une place pour participer à la vie communauta­ire.

Comme un vieux carton de lait, il m'arrive parfois de sentir ce regard sur moi. Ce jugement qui est prêt à me mettre au rancart, comme si je n'avais plus rien d'intéressan­t à raconter ou à dire. S'il est vrai que la vieillesse a ses limitation­s et ses problèmes, dans mon souvenir, la jeunesse aussi ne vient pas sans ses hésitation­s et ses peurs. Ce qui compte, ce n'est pas tant le nombre d'années, mais la capacité infinie qu'a la vie de se renouveler à tout âge. Prenons soin les uns des autres, car il restera toujours un temps où il faudra partir, où ni la récupérati­on ni la transforma­tion ne seront possibles; un temps où il faudra aller voir ce qu'il y a tout au bout, seul ou avec de l'aide.

«Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.»

– Lavoisier

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