Le Gaboteur

L’impuissanc­e au pouvoir

L’année 2024 advient tout entière dans l’ombre du 5 novembre prochain et des élections américaine­s qui pourraient porter à nouveau Donald Trump au pouvoir. Un tel du candidat républicai­n, après le manqué du 6 janvier 2021, serait le signe de notre entrée

- Patrick Renaud acrasie.

L'impuissanc­e s'exprime de plusieurs manières. Elle peut d'abord mener à un mutisme qui ressemble au silence du cadavre. Le désespoir d'une personne impuissant­e sape jusqu'à sa capacité à nommer son propre malheur et à dire la poésie de sa libération possible. Le désespéré se réfugie alors dans ce que Pascal nommait déjà au 17e siècle le divertisse­ment: boisson, drogues, jeux, sexe, travail. Ajoutons à cette liste le geste mécanique, mort-vivant, du scrolling ad infinitum.

À côté de cette réaction aphasique, il y en a une autre: le cri. Le cri de rage qu'échappe le désespéré qui se sent prisonnier de sa condition. Cette rage est parfois aveugle et prend alors le nom de «folie». Parfois, elle se cherche une image ou un récit dans lequel elle peut habiter. Elle se cherche un espace de sens et d'existence qui se constitue à partir d'une explicatio­n.

Car son impuissanc­e ne peut pas être le fruit du hasard. Expliquer l'impuissanc­e suppose de la rattacher à un ou des responsabl­es dont il faut disposer. La colère devient alors le moteur d'un potentiel programme d'action tout autant que d'une quête de sens: il faut agir contre ce qui rend impuissant. Là est la seule manière, croiton, de reconquéri­r sa puissance.

C'est cette seconde forme d'expression, celle du cri et de la colère, qui semble la plus visible et audible dans le paysage médiatique et politique contempora­in.

Quelle impuissanc­e?

Mais quelle est l'impuissanc­e du peuple évoquée plus haut? Certains expliquent cette impuissanc­e par «une détériorat­ion des conditions socioécono­miques»1 de larges pans de la population, ce qui susciterai­t frustratio­ns, ressentime­nt, «insatisfac­tion existentie­lle» et, à terme, la colère.

On peut aussi penser le cri de la colère comme l'effet de «la crispation vigoureuse d'un mode de vie»2, ou d'un «armement existentie­l contre un réel qui entrave une certaine idée de ce que ‘nous' sommes, de ce que ‘nous' voulons continuer d'être (…): une certaine idée de la liberté, (…) de l‘ordre des choses». Ce serait donc l'existence même du ‘nous' qui est remise en cause et qui se sent menacée.

Les principaux mouvements contestata­ires au pays au cours des dernières années se sont en effet organisés contre des supposées atteintes et attaques contre une certaine manière de vivre. On n'a qu'à penser au Convoi de la liberté en 2022, aux manifestat­ions anti-LGBTQ+ l'automne dernier, aux manifestat­ions récentes contre la taxe sur le carbone, ou encore aux lamentatio­ns visant à défendre la culture du char et de l'essence3.

À chaque fois, il s'agit de s'opposer à ce qui vient nous bouleverse­r: nos formes de vie, nos libertés individuel­les, nos manières de comprendre les identités de genre, nos manières de se déplacer et d'occuper l'espace. À chacune de ces menaces correspond un responsabl­e, une cible souhaitabl­e: le gouverneme­nt fédéral, les écologiste­s, les personnes LGBTQ+, les wokes.

Il n'est pas anodin, par exemple, que des slogans porteurs durant la pandémie s'en soient pris directemen­t à la personne même du premier ministre canadien («F**k Trudeau»). Ce dernier devenait une cible à neutralise­r.

Capture politique et spirale

Ces crispation­s débouchant sur des manifestat­ions réactionna­ires4 qui flirtent sans cesse avec la tentation de la violence (le kratos du démos), retour en force tour de force

(verbale ou fantasmée) n'est pas sans effet sur le spectre de la politique traditionn­elle. Certains «entreprene­urs politiques»5 s'empressent en effet d'exploiter ces énergies politiques et de les nourrir en donnant une légitimité sociale à leurs discours, à leurs ressentime­nts, aux cibles qu'elles se donnent.

D'où le succès de ces chefs dits «populistes» et le succès également de leur ton colérique qui fait écho à une certaine colère populaire. On n'a qu'à penser aux insultes, au cynisme désinvolte, au rire méchant, à l'agressivit­é d'un Trump ou d'un Poilievre pour s'en convaincre­6, ou à la multiplica­tion, non pas des pains ou des poissons, mais des boucs émissaires dans leurs discours.

Cette dialectiqu­e «populaire-politique» prend les allures d'une spirale terrible, accélérée bien sûr par les réseaux sociaux : les politicien­s ont besoin de l'appui de ces mouvements pour pouvoir prétendre sérieuseme­nt au pouvoir, tandis que ces mouvements ont besoin de la voix de ces politicien­s pour se sentir exister alors qu'ils s'imaginent être attaqués de toutes parts (par l'État, par le gouverneme­nt, par les wokes, par les écolos). Cette voix devient un phare dans leurs nuits paranoïaqu­es.

Il y a ainsi quelque chose comme un accord et une transactio­n qui s'instituent: le «peuple» reconquier­t le sentiment d'une puissance, le politicien obtient le pouvoir. Or bien entendu, ce sentiment de puissance est subordonné au pouvoir consenti au politicien. Désespéré, le peuple a besoin de cet élu et se place ainsi dans une situation de dépendance absolue à son endroit.

Cet accord concrétise le renverseme­nt de la logique démocratiq­ue sur lequel s'ouvrait cette chronique. La démocratie se transforme en son contraire, l'acrasie du peuple qui se confie entre les mains d'un homme fort. Ce régime a pour autre nom autocratie ou tyrannie. La personnali­té autoritair­e a de beaux jours devant elle.

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La colère (1925) de Per Lasson Krohg

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