L’impuissance au pouvoir
L’année 2024 advient tout entière dans l’ombre du 5 novembre prochain et des élections américaines qui pourraient porter à nouveau Donald Trump au pouvoir. Un tel du candidat républicain, après le manqué du 6 janvier 2021, serait le signe de notre entrée
L'impuissance s'exprime de plusieurs manières. Elle peut d'abord mener à un mutisme qui ressemble au silence du cadavre. Le désespoir d'une personne impuissante sape jusqu'à sa capacité à nommer son propre malheur et à dire la poésie de sa libération possible. Le désespéré se réfugie alors dans ce que Pascal nommait déjà au 17e siècle le divertissement: boisson, drogues, jeux, sexe, travail. Ajoutons à cette liste le geste mécanique, mort-vivant, du scrolling ad infinitum.
À côté de cette réaction aphasique, il y en a une autre: le cri. Le cri de rage qu'échappe le désespéré qui se sent prisonnier de sa condition. Cette rage est parfois aveugle et prend alors le nom de «folie». Parfois, elle se cherche une image ou un récit dans lequel elle peut habiter. Elle se cherche un espace de sens et d'existence qui se constitue à partir d'une explication.
Car son impuissance ne peut pas être le fruit du hasard. Expliquer l'impuissance suppose de la rattacher à un ou des responsables dont il faut disposer. La colère devient alors le moteur d'un potentiel programme d'action tout autant que d'une quête de sens: il faut agir contre ce qui rend impuissant. Là est la seule manière, croiton, de reconquérir sa puissance.
C'est cette seconde forme d'expression, celle du cri et de la colère, qui semble la plus visible et audible dans le paysage médiatique et politique contemporain.
Quelle impuissance?
Mais quelle est l'impuissance du peuple évoquée plus haut? Certains expliquent cette impuissance par «une détérioration des conditions socioéconomiques»1 de larges pans de la population, ce qui susciterait frustrations, ressentiment, «insatisfaction existentielle» et, à terme, la colère.
On peut aussi penser le cri de la colère comme l'effet de «la crispation vigoureuse d'un mode de vie»2, ou d'un «armement existentiel contre un réel qui entrave une certaine idée de ce que ‘nous' sommes, de ce que ‘nous' voulons continuer d'être (…): une certaine idée de la liberté, (…) de l‘ordre des choses». Ce serait donc l'existence même du ‘nous' qui est remise en cause et qui se sent menacée.
Les principaux mouvements contestataires au pays au cours des dernières années se sont en effet organisés contre des supposées atteintes et attaques contre une certaine manière de vivre. On n'a qu'à penser au Convoi de la liberté en 2022, aux manifestations anti-LGBTQ+ l'automne dernier, aux manifestations récentes contre la taxe sur le carbone, ou encore aux lamentations visant à défendre la culture du char et de l'essence3.
À chaque fois, il s'agit de s'opposer à ce qui vient nous bouleverser: nos formes de vie, nos libertés individuelles, nos manières de comprendre les identités de genre, nos manières de se déplacer et d'occuper l'espace. À chacune de ces menaces correspond un responsable, une cible souhaitable: le gouvernement fédéral, les écologistes, les personnes LGBTQ+, les wokes.
Il n'est pas anodin, par exemple, que des slogans porteurs durant la pandémie s'en soient pris directement à la personne même du premier ministre canadien («F**k Trudeau»). Ce dernier devenait une cible à neutraliser.
Capture politique et spirale
Ces crispations débouchant sur des manifestations réactionnaires4 qui flirtent sans cesse avec la tentation de la violence (le kratos du démos), retour en force tour de force
(verbale ou fantasmée) n'est pas sans effet sur le spectre de la politique traditionnelle. Certains «entrepreneurs politiques»5 s'empressent en effet d'exploiter ces énergies politiques et de les nourrir en donnant une légitimité sociale à leurs discours, à leurs ressentiments, aux cibles qu'elles se donnent.
D'où le succès de ces chefs dits «populistes» et le succès également de leur ton colérique qui fait écho à une certaine colère populaire. On n'a qu'à penser aux insultes, au cynisme désinvolte, au rire méchant, à l'agressivité d'un Trump ou d'un Poilievre pour s'en convaincre6, ou à la multiplication, non pas des pains ou des poissons, mais des boucs émissaires dans leurs discours.
Cette dialectique «populaire-politique» prend les allures d'une spirale terrible, accélérée bien sûr par les réseaux sociaux : les politiciens ont besoin de l'appui de ces mouvements pour pouvoir prétendre sérieusement au pouvoir, tandis que ces mouvements ont besoin de la voix de ces politiciens pour se sentir exister alors qu'ils s'imaginent être attaqués de toutes parts (par l'État, par le gouvernement, par les wokes, par les écolos). Cette voix devient un phare dans leurs nuits paranoïaques.
Il y a ainsi quelque chose comme un accord et une transaction qui s'instituent: le «peuple» reconquiert le sentiment d'une puissance, le politicien obtient le pouvoir. Or bien entendu, ce sentiment de puissance est subordonné au pouvoir consenti au politicien. Désespéré, le peuple a besoin de cet élu et se place ainsi dans une situation de dépendance absolue à son endroit.
Cet accord concrétise le renversement de la logique démocratique sur lequel s'ouvrait cette chronique. La démocratie se transforme en son contraire, l'acrasie du peuple qui se confie entre les mains d'un homme fort. Ce régime a pour autre nom autocratie ou tyrannie. La personnalité autoritaire a de beaux jours devant elle.