Le Journal de Montreal - Weekend
PIERRE JUNEAU, un homme de devoir
Je ne crois pas qu’un homme puisse être au-dessus de tout soupçon plus que Pierre Juneau ne l’a été toute sa vie. Pourtant, quand on est si longtemps au service de l’état dans des tâches aussi différentes que la direction de Radio-canada, de l’office national du Film, du ministère fédéral des Communications ou la présidence de la Commission de la capitale nationale, les tentations ne doivent pas manquer de favoriser telle personne ou telle société plutôt qu’une autre.
J’ai connu Pierre lorsque j’étais encore étudiant et qu’il travaillait avec Gérard et Alec Pelletier à la J.E.C. (Jeunesse étudiante catholique). Comme plusieurs autres, il militait pour un clergé moins oppressant, un renouveau religieux inspiré du philosophe français Emmanuel Mounier et, surtout il travaillait à la défaite de Maurice Duplessis, que libéraux et intellectuels du temps démonisaient.
Durant plus de 60 ans, on s’est rapprochés et perdus de vue, Pierre et moi, selon les hasards de la vie ou des tâches que nous faisions, mais sauf une fois, nous n’avons jamais divergé d’opinions sur la télévision.
LA PUBLICITÉ À RADIO-CANADA
En 1995, un comité de trois membres, Pierre Juneau, Peter Herrndorf, actuel président du Centre national des Arts, et Catherine Murray, professeur à l’université Simon Fraser, est chargé de réévaluer les mandats de Radio-canada, Téléfilm et l’office national du Film. Le 31 janvier, le comité recommande, entre autres, d’éliminer toute publicité à la télévision publique. Je suis farouchement opposé à cette hypothèse. Le rapport reste finalement lettre morte, le ministre des Communications Michel Dupuy quittant le cabinet le lendemain même de son dépôt.
Dix ans plus tard, alors que je suis membre du conseil d’administration de CBC/SRC, je suis convaincu à mon tour du bien-fondé d’éliminer la publicité des ondes de la télé publique. Pierre que j’invite à manger pour faire amende honorable, me fait un petit sourire malin. Il n’a pas changé d’idée, mais il sait bien que je n’arriverai pas à imposer pareil changement.
SES FRUSTRATIONS À LA TÉLÉ PUBLIQUE
Quand Pierre devient PDG de CBC/SRC, il croit avoir plus de chance de redéfinir la société d’état s’il travaille à partir du siège social d’ottawa. Jusque-là, les PDG ont surtout travaillé de Montréal ou de Toronto, selon qu’ils sont francophones ou anglophones. Malgré tout, les changements que Pierre réussit à imposer restent plutôt modestes. À l’interne, il rencontre plus d’opposition que d’appui. Le gouvernement qui l’a nommé n’est plus au pouvoir et celui de Brian Mulroney ne lui voue pas une amitié particulière.
En plus de l’abandon de la publicité, Pierre souhaitait obtenir du Parlement un financement à long terme, rapprocher les deux réseaux et prendre ses distances par rapport aux cotes d’écoute. À la fin de son mandat, il se résigne à partir bredouille, sauf pour la création de World News, le réseau anglais d’information continue, et la centralisation des effectifs du réseau anglais.
LES FAMEUSES COTES D’ÉCOUTE
Dans l’espoir de créer des standards internationaux de radiodiffusion publique et de trouver comment mesurer le succès d’une émission autrement que par ses cotes d’écoute, Pierre fonde le Conseil mondial de la radio-télévision sous l’égi- de de L’UNESCO et de la Fondation HosoBunka de Tokyo. Le conseil reçoit peu d’appuis, il périclite et l’énergie de son fondateur aussi.
Pierre Juneau laisse un héritage dont nous bénéficions tous et qui, espérons-le, pourra résister aux bouleversements de l’ère numérique. Alors qu’il est président du CRTC, il réussit à faire accepter que les télédiffuseurs présentent sur leurs ondes 60 % de contenu canadien et les radiodiffuseurs au moins 30 % de musique canadienne.
Où en seraient aujourd’hui notre télévision et notre radio sans ces contraintes ? Il fallait un homme aussi habile que Pierre, aussi entêté, ayant une foi aussi aveugle dans le talent d’ici pour imposer des mesures si impopulaires, particulièrement chez les diffuseurs anglophones.