Le Journal de Montreal - Weekend
AMOUR ET POLITIQUE
J’ai toujours été impressionné par ces histoires d’amour qui ont su traverser les épreuves du temps. J’ai une sorte d’admiration pour ces vieux couples que rien ne peut séparer. Peut-être est-ce à cause de ma propre incapacité et de mes multiples échecs ?
André Gorz fut un grand penseur marxiste et humaniste. Contemporain de Sartre, il a fondé, en compagnie de quelques autres, le Nouvel Observateur au début des années soixante.
Quelques années plus tard, il passe à la revue Les Temps modernes, dirigée par Jean-Paul Sartre. Les années soixante et soixante-dix furent des années d’intenses réflexions philosophiques et de débats politiques tout aussi passionnants. On parle de structuralisme, de psychanalyse, d’éducation sans école, de transformation de la société, de l’abolition du travail salarié, d’écologie politique, de décroissance, du refus de se soumettre aux impératifs économiques, etc. Mais très peu de relations amoureuses. Comme si l’amour était inexplicable pour un philosophe.
Pourtant, un de ces éminents penseurs, André Gorz, a vécu cinquante-huit ans avec la même femme, Dorinne, qu’il aimait d’un amour fou et avec laquelle il s’est suicidé à l’âge de quatre-vingt-quatre ans, parce qu’elle souffrait d’une grave maladie.
Peu avant de mourir, il lui écrit cette lettre où il raconte leur histoire d’amour exclusif. « Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais », lui écrit-il d’emblée. Alors il se propose de reconstruire leur histoire d’amour, qui lui a permis d’être ce qu’il est, vivant « l’un par l’autre et l’un pour l’autre ».
Il évoque cette première rencontre où il vécut un véritable coup de foudre. Citoyenne britannique, D. débarquait d’Angleterre, « belle comme un rêve ». Il n’avait aucune chance de la séduire, pensa-t-il. Il n’était qu’un Juif autrichien sans le sou, qui avait quitté son pays en guerre. Il l’a revue un mois plus tard, par pur hasard, et l’a invitée à danser. « Why not ? » a-t-elle répondu. Ils ont répété le manège trois ou quatre fois, avant qu’il n’ose lui donner un premier baiser. Puis, sans se presser, en la dévêtant, il a découvert « l’Aphrodite
de Milos devenue chair. […] Nous nous sommes donnés l’un à l’autre entièrement. » Elle sera la première femme qu’il aimera corps et âme.
DÉCLARATION D’AMOUR
Petit à petit, cet amour se consolidera, en s’affirmant comme un ferment entre deux êtres fragiles qui se cherchent, jusqu’à ce qu’ils signent ce « pacte pour la vie par lequel chacun promettait à l’autre sa loyauté, son dévouement et sa tendresse ».
Gorz est un homme plutôt taciturne, un peu introverti, « à l’aise dans l’esthétique de l’échec et de l’anéantissement », il peut passer des journées entières sans dire un mot. Elle est tout le contraire. Exubérante, hyperactive, rigolote, séduisante et altruiste. Ils deviendront un couple complémentaire. « Notre rapport est devenu le filtre par lequel passait mon rapport au réel. »
Gorz passera sa vie à écrire, articles, livres, romans et essais, et à aimer Dorinne, à temps complet, abandonnant peu à peu ses réticences, comme si un intellectuel ne pouvait pas être un être de chair et de passion.
Sa femme sera attaquée par une maladie incurable, due à l’ingestion de médicaments six ans plus tôt. Dès lors, il se mettra à son service, fera tout pour atténuer ses maux de tête et prendra sa retraite comme journaliste pour demeurer à ses côtés. Jusqu’à leur dernier souffle. « Tu viens juste d’avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t’aime plus que jamais… »
C’est beau rare !