Le Journal de Montreal - Weekend
UNE PRISE DE PAROLE ÉCRITE
Je ne sais pas pourquoi je pensais, en lisant cette correspondance entre deux grands penseurs modernes du nationalisme québécois, à ce poème de Louis Aragon, Est-ce ainsi que les hommes vivent ? : « C’était un temps déraisonnable On avait mis les morts à table On faisait des châteaux de sable On prenait les loups pour des chiens Tout changeait de pôle et d’épaule La pièce était-elle ou non drôle »
En lisant ces échanges épistolaires, on se dit que cette époque où l’on prenait le temps de penser et d’écrire dans le feu de l’actualité est bien révolue. Finalement, la pièce n’est pas drôle du tout. Nous vivons un drame depuis quelques siècles, et on prend toujours les loups pour des chiens.
On sent, dans cette correspondance qui débute en 1983, au moment où le Parti québécois au pouvoir vote la loi 111 qui force le retour au travail des professeurs (base d’appuis que le PQ perdra presque définitivement), une urgence de faire le point par cette prise de parole écrite et spontanée. Difficile à imaginer aujourd’hui, à l’ère des communications instantanées, qu’on puisse se soumettre à une telle discipline, car ces lettres sont porteuses d’une réflexion exemplaire.
Mais ce qui surprend surtout, c’est cette familiarité bénéfique qui transpire à travers les mots de ces francs-tireurs. Aucune entourloupette. On ne se gêne pas pour nommer l’ennemi ou l’objet de la colère. Ici, on parle d’« égout culturel américain », là d’« ordure » à propos du journal Le Devoir alors dirigé par Jean-Louis Roy, de La Presse myope qui soulève souvent le coeur. De Trudeau et de Gérard Pelletier dont on peine à soutenir la vue et qui rendent malade. De Charest, le faux jeton.
Vadeboncoeur encourage sa correspondante et amie à se débarrasser « d’un trop de vertus chrétiennes ». Foin de politesse et de bienveillance, dit-il, devant ce non-pays qui rapetisse plutôt que de s’affranchir comme le proposait le référendum de 1980. Le constat est dramatique : « Le reflet de notre destruction nous détruira. » Pelletier-Baillargeon abonde dans le même sens, avec le même pessimisme : « On ne lègue pas un espoir brisé, mais seulement un espoir qui a une possibilité d’avenir. Faut-il troubler l’esclave qui n’a jamais connu d’hommes libres ? » À tel point qu’elle se dit qu’il faudra se réfugier dans la clandestinité et résister, puisque l’épiphanie du 15 novembre 1976 s’est dissipée dans le grand trou noir. Et aussi pour se protéger de ces maladies et autres dégénérescences qui précèdent la mort lente d’un peuple.
Pour Vadeboncoeur, René Lévesque, « homme profondément réaliste », fut tout de même l’homme de la situation et il ne faut pas lui en vouloir de cette descente aux enfers. « Nous lui avons tout demandé, pour le lui refuser ensuite », dans une nette allusion à l’ampleur du désastre lors du référendum de 1980. Si Vadeboncoeur choisit de se taire sur la place publique, pour ne pas ajouter au pessimisme ambiant, il multiplie ses lettres à son amie. On doit le voir comme une soupape au trop-plein de désespoir. « Tu es le seul lieu où je puisse dire les choses avec une souveraine liberté, […] débâtir à seule fin d’éprouver des structures vermoulues, et c’est justement cela qui ne saurait s’exprimer publiquement. […] Il est plutôt certain que penser au Québec en ce temps, c’est pour moi mettre des fleurs sur une tombe. »
Les jeunes générations qui liront ces lettres comprendront-elles que la douleur est immense, que le chagrin de la perte est inconsolable ? « Redevenir minables et considérés comme tels » n’a rien de réjouissant. Le béton n’est pas encore pris, conclut Pelletier-Baillargeon, peut-être nous reste-t-il encore une chance ?