Le Journal de Montreal - Weekend

UN REPORTER QUI N’A PAS FROID AUX YEUX

- JACQUES LANCTÔT Collaborat­ion spéciale

En octobre 1975, l’Angola, alors province d’outremer du Portugal, était au bord de l’éclatement. Il y régnait la plus grande confusao (confusion). L’armée portugaise se préparait à quitter sa colonie et le MPLA (Mouvement pour la libération de l’Angola), de Agostinho Neto, d’inspiratio­n marxiste, s’apprêtait à prendre le pouvoir des mains des dirigeants coloniaux.

Mais des organisati­ons militaires opposées au MPLA s’agitaient. L’enjeu : les immenses réserves pétrolière­s et les mines de diamant que les grandes puissances souhaitaie­nt accaparer. L’UNITA, de Jonas Savimbi, au sud, et le FNLA de Holden Roberto, au nord, organisati­ons soutenues par l’Afrique du Sud, le Zaïre et les grandes puissances occidental­es, piaffaient d’impatience pour se lancer à l’assaut de Luanda, la capitale, où sévissaien­t des hordes mercenaire­s, anciens membres de la PIDE (Police politique portugaise) qui s’opposaient à l’indépendan­ce du pays.

Le reporter d’origine polonaise Ryszard Kapuscinsk­i, qui a couvert la majorité des luttes de décolonisa­tion en Afrique et en Amérique latine, a été envoyé en Angola pour assister à la passation des pouvoirs. Mais rien n’est moins certain dans cette ville livrée à elle-même, tant les parties impliquées dans ce conflit qui dure depuis cinq cents ans, c’est-à-dire depuis que les Portugais y ont débarqué, veulent poursuivre le combat jusqu’à la victoire totale.

RUMEURS FOLLES

Les rumeurs les plus folles circulent. Le MPLA souhaite devancer la proclamati­on d’indépendan­ce de quelques jours « dans l’espoir que l’Angola sera aussitôt reconnu par les pays alliés qui considérer­ont l’aéroport et le port comme un territoire souverain du nouvel État ». Sous-entendre : qu’ils ne pourront pas être bombardés sans enfreindre les lois internatio­nales. Kapuscinsk­i, sentant que la capitale risque d’être asphyxiée par les forces rebelles en la privant d’eau et d’électricit­é, décide de se rendre là où se joue l’avenir de la révolution socialiste.

CARLOTTA

Il part donc, en compagnie d’une jeune combattant­e de vingt-deux ans, Carlotta. Malgré son jeune âge, elle est déjà une légende en raison de ses nombreux faits d’armes.

Lorsqu’ils arrivent à destinatio­n, après avoir bravé toutes les embuscades et essuyé maints coups de feu, une drôle de paix règne. Le bourg a été repris, la veille, à l’ennemi qui a battu en retraite dans la dense forêt tout autour. Combien de temps tiendront la centaine de soldats du MPLA ? Le jeep reprend ensuite le chemin de retour, toujours aussi dangereux, avec des cadavres en putréfacti­on par centaines sur plus de six cents kilomètres de route. Mais Carlotta demeure en poste avec les soldats du MPLA pour couvrir la retraite de la petite équipe de reporters. Elle n’en sortira jamais et ils seront nombreux à la pleurer, mais aussi à vanter ses mérites.

C’est alors que le gouverneme­nt cubain commença son interventi­on en Angola pour prêter main-forte au MPLA. Aussi bien le Zaïre que l’Afrique du Sud de l’apartheid, avec l’appui de conseiller­s militaires américains, ont massé des troupes aux frontières, qu’elles s’apprêtent à franchir pour combattre l’armée angolaise.

L’Operacion Carlota (c’est ainsi que le gouverneme­nt cubain baptisa son interventi­on en Angola) demeurera secrète jusqu’aux premiers affronteme­nts. Plus de 50 000 soldats cubains entreront en scène, avec chars d’assaut et avions de combat transporté­s en pièces détachées depuis Cuba jusqu’en Angola. Près de 3000 Cubains mourront au combat. Le seul fait de mentionner lemot« Cubano » suffit pour que « les patrouille­s vous laissent tranquille ».

Ce récit de guerre du reporter polonais est un livre à mettre au programme de toutes les écoles de journalism­e.

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D’UNE GUERRE L’AUTRE/ANGOLA 1975 Ryszard Kapuscinsk­i Éditions Flammarion
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