Le Journal de Montreal - Weekend
MAINTENIR L’ATTENTION
Nos habitudes de consommation télévisuelle ont changé : à la semaine, ou même quotidiennement, ou gavage boulimique de quelques heures. La diversité des plateformes nous ouvre aussi à une multiplication de l’offre. Des séries de partout. Certaines aux budgets faramineux. Est-ce que ça change quelque chose pour nos auteurs qui doivent toujours capter notre attention ? J’ai posé la question à quelques-uns d’entre eux qui font des miracles pour nous garder en haleine.
« C’est le jour et la nuit, tranche Michelle Allen, auteure de L’Échappée mais aussi de Fugueuse, Pour Sarah,
Vertige et Destinées. Depuis cinq ans, ça a énormément changé. Avant, on tournait beaucoup en studio, maintenant tout se fait en locations (lieux extérieurs). Ça change le rythme de tournage, la façon d’éclairer, les caméras sont plus mobiles. Par exemple, on peut faire des scènes où les personnages parlent en marchant. Le public a maintenant l’habitude de regarder des séries qui ont plus de rythme, les scènes sont plus courtes. Ça change le rythme du récit. »
Jacques Diamant vient de voir sa première série en solo, Les Honorables, présentée sur Club illico.
Auparavant, le procureur aux poursuites criminelles et pénales avait signé des épisodes de Toute la vérité et Ruptures.
« Quand une série est chaque semaine, il y a un certain nombre de rappels que tu dois faire pour recentrer les choses. On doit faire attention aussi aux noms des personnages qui ne reviennent pas tout le temps pour que le public les situe. En rafale, il y a des acquis. Si je me fie aux Honorables, c’est rare qu’une personne regarde un seul épisode. Des gens l’ont regardé en quelques heures. Mais il faut savoir garder du punch. Le public est bombardé d’offres. Il ne faut pas le perdre au 3e épisode ! Je pense qu’à la semaine, les gens sont plus conciliants. »
Pierre-Yves Bernard a écrit (avec Claude Legault) Dans une galaxie près
de chez vous et Minuit le soir .Ilest script-éditeur de nombreuses séries dont Boomerang en plus d’enseigner la scénarisation à l’INIS. Dans quelques semaines, sa nouvelle série, Appelle-moi
si tu meurs, débarquera sur Club illico. « Les séries télé sont à l’image de l’époque dans laquelle on vit. Tout va plus vite. Ça a un impact majeur sur l’écriture. Avant, tu devais prendre le spectateur par la main. Montrer qu’un personnage marche, monte un escalier, tourne la poignée de la porte pour entrer dans une pièce. Aujourd’hui, on peut facilement s’impatienter. Comme auteur, ça nous oblige à aller plus vite aux rebondissements. Il faut soutenir l’attention. »
REGARDER LA TÉLÉ
C’est drôle, avant on disait « écouter la télé » parce que les gens faisaient souvent autre chose en même temps. On faisait la vaisselle en écoutant une émission, poursuit-il. Ça teintait l’écriture. Il était fréquent d’entendre un personnage dire « Je suis en colère » alors qu’aujourd’hui, c’est illustré par une porte qui claque ou une expression du visage. Le public regarde la télévision souvent à l’heure qu’il le souhaite, sur un écran plus grand, avec des haut-parleurs, dans la tranquillité. L’époque est formidable pour un auteur. On peut développer des personnages plus complexes, il n’y a plus de censure, on peut aborder une variété de thèmes.
Mais inversement, ça me fait un pincement au coeur de savoir qu’une série que j’ai mis 3-4 ans à écrire va être consommée en 8 heures de visionnement ! À la semaine, les gens sont habités par les personnages, les situations pendant plusieurs jours. On anticipe. L’oeuvre vit au-delà de l’écran. »
LE GENRE
Pour Luc Dionne, auteur de la série quotidienne District 31, mais aussi Omertà, Bunker le cirque, Le dernier
chapitre, Blue Moon et quelques films, les différences scénaristiques relèvent davantage du genre d’émission que du format d’écoute.
« C’est certain que dans une quotidienne tu peux aller plus loin dans la psychologie des personnages que dans une série de 10 heures ou dans un long-métrage. Mais moi, j’écris du suspense, donc je me dois de déstabiliser
constamment le spectateur. Mais plus le format est long, moins tu es pressé de régler des affaires. Si le spectateur n’est pas très nerveux et est capable de faire 56 affaires en regardant ta série, c’est que le suspense n’est pas bon.
Le cas de Yanick Dubeau (District 31), j’ai commencé à y penser au printemps dernier, explique-t-il. Sur une quotidienne, tu n’as pas de plan, tu ne sais pas d’avance où ça s’en va, contrairement à une série de 10 heures. Tu peux prendre le temps de faire accepter le personnage, passer pour un bon gars, parallèlement tu vois une fille, tu ne sais pas trop qui elle est puis, un mois plus tard, tu découvres qu’il la cache dans sa cave. Le suspense, il peut être physique comme mental. Pas besoin de poursuites de chars ! »
Jacques Diamant abonde dans le même sens. « Je suis un grand amateur de roman et ç’a été agréable d’écrire un récit “fermé” avec Les Honorables. Toute la vérité s’autonourrissait et aurait pu être sans fin. »
« Sinon, je ne vois pas tant de différence entre ce qu’on appelle téléroman ou série lourde maintenant, poursuit Luc Dionne. Quand Fabienne (Larouche) est arrivée avec 30 vies, elle a changé la façon de faire. Avec le binge-watching, la grosse différence, c’est qu’il n’y a pas de pause publicitaire. »
PUB OU PAS PUB
Une série destinée à une écoute en rafale n’a effectivement pas de pause. Mais elle est réfléchie pour pratiquement tous les auteurs de la même manière.
Souvent, elle aboutira sur les chaînes traditionnelles, d’ailleurs. Chaque épisode fera environ 44 minutes et devra être aussi rythmé. « Les pauses t’obligent à avoir des punchs en fin de bloc, des revirements pour que le public reste, confirme Jacques Diamant. Elles peuvent être salutaires pour relancer une scène plus longue. »
QUESTION DE BUDGET
On le répète souvent, on fait des miracles en télévision au Québec. Et pourtant, nos créateurs se mesurent aux offres du monde entier. Sans compter que nos parts de marché sont nettement supérieures à l’écoute sur d’autres territoires. On aime nos séries !
« Il ne faut pas croire qu’une série dite en rafale a plus de moyens, observe Luc Dionne. Blue Moon, c’était une unité paramilitaire. Il fallait tout créer. On calculait les armes qu’on avait ! »
« Une série canadienne lourde peut bénéficier de 1,9 million de dollars par épisode, contrairement à 400 000 $ au Québec, observe Michelle Allen. Et on ne parle pas des États-Unis. Quand on parle d’une série annuelle, ici, c’est 150 000 $. On ne peut pas imaginer une scène dans une auto en marche, trop long, trop coûteux. Il y a une liste de précautions à considérer. Dans L’Échappée, David n’aurait pas pu faire une cascade quand il a été agressé. Il a donc été frappé avec un wrench. Aujourd’hui, les séries annuelles se tournent en extérieur. Il faut penser à maximiser l’utilisation des lieux. Les textes sont pensés en conséquence.
D’autant plus qu’en série annuelle, c’est 24 heures de récit, poursuit-elle. On parle de multi-intrigues où tu suis plusieurs personnages en parallèle, donc dans beaucoup de lieux. Tu tricotes tes lignes pour qu’il y ait des regroupements, tu dois te réactualiser à chaque scène, avoir beaucoup de matériel dramatique et ne pas te répéter. Dans une série comme Fugueuse, il y a un personnage principal. L’adhésion à l’état émotif doit être immédiate. Tu peux enlever beaucoup de dialogues. »
« Maintenir le rythme demande de l’argent, note Pierre-Yves Bernard. Surtout que le public regarde des séries de partout. Il faut plus de scènes, plus de lieux. L’écriture n’a pas de limite, mais la production oui. Notre télévision est beaucoup plus innovante, mais les problèmes de financement nous forcent à des contraintes. Par exemple, il est difficile de faire des séries historiques. On est condamnés aux miracles ! »