Le Journal de Montreal - Weekend
PLEURER MÊME QUAND ON RIT
Un humoriste dépérit de chagrin, mais sur scène, rien n’y paraît. En coulisses, par contre, ça dérape ferme. Jusqu’où peut aller un homme qui perd pied ?
À peine publié, le plus récent roman de Jean-Philippe Baril Guérard a déjà tellement fait parler de lui qu’on finira par croire que c’est pour les mauvaises raisons. Oui, Haute démolition a pour cadre le milieu québécois de l’humour et pour personnage principal un humoriste qui rapidement va se prendre pour un roi qui peut n’en faire qu’à sa tête.
Mais il s’agit d’abord d’une immense peine d’amour dans laquelle Raph, l’humoriste, s’enfonce alors même que sa carrière décolle.
La particularité du récit, c’est qu’il est raconté par Laurie, l’ex du jeune homme. On ne saura pas grand-chose de cette narratrice qui a collaboré à la rédaction du premier one-man show de Raph. Ce qui est clair toutefois, c’est qu’elle est impitoyable.
ÉGOCENTRISME PATHÉTIQUE
Vu ses romans précédents, on savait déjà que Baril Guérard a un talent fou. Cet auteur est passé maître en cynisme : sous sa plume, la méchanceté, portée par des narrateurs intelligents et beaux parleurs, devient si délectable que ça en est troublant.
Cette fois, puisque c’est une observatrice qui s’exprime, on voit plutôt l’autre versant d’un homme égocentrique : son côté pathétique.
Cet homme, Raphaël Massicotte, est sorti de l’École nationale de l’humour sans éclat particulier, mais il finit par trouver sa voix et devenir vedette. Une vraie. De celle qui est partout, qui gagne des Olivier et à qui on passe tous les excès. Lui pourtant ne cesse de douter.
Mais comment pourrait-il mal aller, vu l’amour du public, le succès récolté ?
Et puis, même dévasté, comment se permettre de craquer ? Au Québec, un humoriste fait vivre non seulement un vaste entourage, mais tient aussi le sort de bien des salles de spectacle entre ses mains. Alors, votre producteur vous rappellera vite à vos obligations : « Le jour où t’as décidé de devenir humoriste, t’es devenu une PME. Pis tes décisions t’affectent plus juste toi. »
En échange, on fermera les yeux sur les dérapages. Il faut toute une vague de dénonciations pour qu’une vedette tombe. Et alors, personne ne fera de cadeau : la compétition est si forte.
RAPPORTS DE POUVOIR
Avec Haute démolition, Baril Guérard atteint une nouvelle tonalité : moins sarcastique, plus grave. Il s’arrime au fait que monter seul sur scène, à répétition, afin de faire rire des foules, cache un immense besoin de reconnaissance et de profondes blessures à l’âme.
Laurie a beau être sans pitié, elle explique parfaitement le processus à l’oeuvre. Elle l’explique en fait à Raph lui-même, vu la construction originale du récit.
Car, bien plus qu’un roman à clés que les initiés voudront reconnaître, on a affaire ici à une oeuvre littéraire maîtrisée, portée par un ton singulier et une exploration toujours plus fine du sujet fétiche de l’auteur : la perversité des rapports de pouvoir, peu importe où.