Le Journal de Montreal - Weekend
LA FOLLE TRAVERSÉE DE L’ÉTÉ 1968
Olivier Kemeid transforme le lointain tour d’Europe de son père en un effervescent récit mythique.
Appelons cela un roman, puisqu’ainsi il nous est présenté, mais Le vieux monde derrière nous a une solide assise dans la réalité : une centaine de cartes postales envoyées par Gil, le père de l’auteur, tout au long de son tour d’Europe à l’été 1968.
Gil Kemeid, Québécois d’origine égyptienne, écrivait alors à sa future épouse, rencontrée un an plus tôt, à l’Expo 67. Il ne sait pas si cette merveilleuse Carolle sera au rendez-vous lorsqu’il reviendra, alors il cherche à entretenir la flamme durant sa folle chevauchée.
Car c’est en Vespa que Gil circule. Débarqué à Londres, traversé à Paris, il entend ainsi rejoindre Beyrouth en se moquant des frontières, de la météo, des crevaisons… Et se butant au final à un employé d’ambassade qui traite avec nonchalance sa demande de visa (air connu !).
Il y avait déjà là une superbe matière à récit. Mais Olivier Kemeid, homme de théâtre, y ajoute son grain de sel et son immense culture. Dès lors, le voyage de papa Gil devient odyssée, jusque dans la forme du roman. Gil avale les kilomètres ; Olivier, lui, enfile des phrases où le point final arrive au bout de longs paragraphes ou de pages entières.
Mais entre point de départ et point d’arrivée, chaque phrase aura porté un monde : la découverte de Tintin, l’art multisensoriel, les Croisades, l’immigration égyptienne au Liban, les dictatures de Franco, Salazar, Tito, des colonels grecs… Et surtout, la révolte étudiante.
ODE À LA JEUNESSE
Ça ne brasse pas qu’à Paris, où
Gil débouche en plein Mai 68, mais partout, jusqu’en Tchécoslovaquie. Or, ces manifs de jeunes de son âge l’indiffèrent. Pire, ça dérange ses plans : les banques fermées, l’essence qui manque, les auberges jeunesse qui ferment…
Gil traverse donc l’Histoire sans y plonger, ce qu’Olivier entend corriger.
On est ébahis par le bouillonnement de son écriture qui traduit la fièvre de cette époque-là. Le titre, déjà, s’inspire d’un graffiti tracé en Mai sur les murs de la Sorbonne. Mais à chaque page, les formules qu’on a envie de citer pour leur humour et leur intelligence se succèdent, si nombreuses qu’il faut vite y renoncer.
Au-delà du style, il faut voir avec quelle maîtrise Olivier Kemeid fait des rapprochements entre les événements de l’été 1968, les reliant au surplus au passé et à ce qui arrivera dans l’avenir. C’est brillant.
Et malgré ces leçons d’histoire, jamais le fils ne perd de vue son père. Les cartes postales nous sont livrées telles quelles, mais Olivier les commente, tout à la découverte de la version méconnue de ce Gil de 22 ans, obnubilé par son projet de rejoindre en scooter les terres ancestrales.
Olivier Kemeid se tient donc dans son sillage, commentant ses écrits et ravivant ses propres souvenirs familiaux.
Ce voyage tout personnel devient au final une superbe ode à la jeunesse et à toutes ses inconsciences.