Le Journal de Montreal - Weekend
Henriette Valium
Déjà, le pseudonyme est trompeur. Né Patrick Henley en 1959, l’artiste iconoclaste qui nous quittait subitement – et injustement – à la fin de l’été 2021 était un homme. Puis, le nom de famille induit en erreur du fait que sa fréquentation n’endort pas, mais éveille plutôt les consciences. Le poète Claude Péloquin a un jour écrit « Vous êtes pas écoeurés de mourir, bande de caves ? C’est assez ! »
Valium l’aura crié sur des kilomètres et des kilomètres de papier, quatre décennies de production durant.
Valium, on le reçoit en pleine gueule, tel quel. Pape incontesté de la contre-culture des années 80-90, il accueillait ses fidèles en son église décâlissée, à l’image du monde dans lequel nous survivons tant bien que mal, engendrant une génération de créateurs le vénérant. S’il fit face à ses angoisses seul, il eut la générosité de les partager avec nous par le truchement d’un corpus sublime, généreux, complexe, tonique, immense.
« L’art est à la fois le radeau et la tempête », écrivait-il un jour de décembre quelques mois avant son trépas.
Il vécut exclusivement en marge des institutions – pas par choix –, à patiemment ériger une oeuvre aux allures démesurées des plus grandes cathédrales du monde, sans-le-sou. S’il débute par la bande dessinée (Titanic, Iceberg,
Motel, puis ses fanzines sérigraphiés, où il se réappropriait notamment Tintin en créant Nitnit, sa réflexion distordue), il lorgne également du côté de la musique, de la vidéo, puis de l’art visuel, où il excelle comme pas un.
Tout est sujet à performance chez Valium. Chez lui, tout l’espace est occupé. Alors que la majorité des artistes tendent vers l’épuration dans la pratique de leur art,
Henriette Valium noircit chaque parcelle de papier, créant des orfèvreries dignes des enluminures du Moyen Âge, se situant quelque part entre le swing de Jacovitti et la profondeur du peintre Jérôme Bosch. Il y a à la fois quelque chose d’anxiogène et de réconfortant. L’homme n’était pas à une contradiction près.
TRAVAIL DE CHIRURGIEN
La maison de la culture Janine– Sutto accueille en ses murs une extraordinaire rétrospective de son oeuvre ces jours-ci. Pilotée d’une main de maître par sa conjointe des derniers moments Silvia Gerome, l’exposition donne enfin la pleine mesure à la puissance de l’artiste et de l’homme. Ses tableaux, collages et planches de bande dessinée sont enfin présentés dans l’écrin qui leur sied : une salle d’exposition. Le visiteur se retrouve aspiré dans un vortex créatif hallucinatoire, où la liberté totale, l’humour noir, la tendresse, l’espoir, l’amour et la violence se côtoient le plus naturellement du monde. Véritable travail de chirurgien, chaque coup de scalpel, de crayon et de pinceau est le fruit d’un abandon et d’un dévouement total.
Henriette Valium était le personnage gargantuesque, le quatrième mur derrière lequel Patrick Henley se réfugiait, tentant d’exorciser l’hypersensibilité lucide qu’il vivait comme un handicap, mais qui aura engendré l’un des plus grands artistes du 20e siècle.
Aux commissaires oeuvrant dans les plus grandes institutions muséales nationales qui daignent lire ces lignes, de grâce, réveillez-vous. C’est sur vos murs, dans les rétines et le coeur du plus grand nombre que doit s’imprimer cette vie de production. Pour que jamais ne disparaisse le génie de Valium. Pour qu’il vive éternellement. Le pape est mort, vive le pape !