Le Journal de Montreal - Weekend
L’HUMANITAIRE VU DE PRÈS
Comme il est ici question de voyages au coeur de conflits et de catastrophes, j’ai aussitôt pensé à Ryszard Kapuscinski, qui a arpenté l’Afrique au moment où celle-ci s’éveillait et prenait les armes pour se libérer de ses chaînes coloniales. Avoir lu Ébène ou Le christ à la carabine ou n’importe quel autre de ses ouvrages à l’âge de 40 ans, je serais sans doute moi aussi parti sur les traces de ce grand journaliste polonais, comme l’a fait France Hurtubise pour oeuvrer dans l’humanitaire.
À 40 ans, explique l’auteure, alors qu’elle mène une brillante carrière dans le monde des communications, elle décide de réorienter sa vie pour la mettre au service d’une noble cause : l’humanitaire, et plus précisément la Croix-Rouge. Une position qu’elle reconnaît d’emblée comme privilégiée, « logée, nourrie, avec le choix de m’échapper vers des endroits exotiques loin de la misère lorsque le besoin s’en fait sentir, mon salaire déposé dans un compte en banque au Canada, où je peux retourner et retrouver le confort de mon foyer ».
Sa première mission humanitaire la conduit dans un camp de réfugiés de l’ONU, à Goma, en République démocratique du Congo (ancien Zaïre), à la frontière du Rwanda à feu et à sang. Une odeur pestilentielle l’accueille, celle de la mort omniprésente. Tout un choc, à la limite du supportable, écritelle. « Devant nous, des centaines de corps échoués le long de la route sont jetés dans des fosses communes. Le choléra et les blessures de guerre ont eu raison de milliers d’êtres humains. »
Une question fuse dans ma tête : comment une employée de bureau, une spécialiste des communications, certes, peut-elle être parachutée par un organisme international sérieux comme la Croix-Rouge, au milieu d’un conflit mortifère qui a fait des milliers de victimes et dont on ne s’entend pas sur les responsabilités des parties en cause ? Son travail consiste à rédiger des rapports sur ce qu’elle observe sur le terrain, comme la visite de camps de réfugiés, mais ce travail clérical, il me semble, exige une préparation préalable minimale.
Au milieu de cette désolation, la déléguée de la Croix-Rouge trouve quelques moments de répit et de ressourcement, entre l’amour fugace et l’observation de gorilles de montagne. « Je reste là plusieurs heures à observer leur lente gestuelle, dans le plus grand silence, totalement fascinée par leur comportement. […] Cette pause, tout comme les autres qui suivront, me permet de tolérer le chaos et la détresse en allant chercher la beauté ailleurs. »
CONFORT RELATIF
Mais la dure réalité ne tarde pas à la rattraper, entre conflits armés, catastrophes naturelles, malnutrition chronique, menaces de viol systématiques et épidémies : choléra, malaria, paludisme, fièvre jaune, dengue, Ebola, etc. La visite d’hôpitaux de campagne devient une pratique essentielle de ses missions, car elle doit faire rapport à ses supérieurs du bon usage des fonds engagés.
Cette vie d’« humanitaire » n’est pas exempte de contradictions, comme Hurtubise le constate elle-même. Ces humanitaires vivent, en général, séparés des populations locales, dans un confort relatif. Comme à Lokichogio, une petite bourgade du Soudan transformée, grâce à la présence des ONG, des Nations unies, du personnel de la Croix-Rouge, des reporters et autres correspondants de guerre, en « village occidental avec toutes les commodités d’un lieu de villégiature : rues pavées, sites protégés pour les restaurants, bars, discothèques et même une piscine ! […] Et on y tolère les excès en tout genre : sexe, alcool… » Dure dure, la vie d’expatriés humanitaires.
Hurtubise laissera l’Afrique après plusieurs missions et sera envoyée en Chine, un pays de près de 4000 ans d’histoire. Tout un contraste ! Ce ne sont pas des guerres dont il faut se protéger, mais de catastrophes naturelles comme les inondations à répétition, avec ses millions de victimes. Puis elle séjournera à Sarajevo, capitale de la Bosnie et « coeur d’un conflit européen, 50 ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale », où l’horreur se vit des deux côtés de la barricade.
Un agacement certain : lorsque l’auteure dit revenir chez elle, « au Canada », serait-ce parce que la Croix-Rouge exige qu’on ne parle pas du Québec comme étant notre véritable « chez nous » ? Ou que le Québec n’existe tout simplement pas sur la scène internationale ?