Le Journal de Montreal - Weekend
La Patente, une mystérieuse et très influente société secrète francophone
Dans le langage populaire québécois, on utilise le mot patente comme une espèce de terme fourre-tout. Ce mot-là pourrait être remplacé par truc ou machin, par exemple. Il y a une cinquantaine d’années, par contre, ce mot servait à désigner une société secrète, La Patente. Vous connaissez son histoire ?
La Patente, de son vrai nom l’Ordre de Jacques-Cartier, était un regroupement secret qui réunissait des francophones qui voulaient poser des gestes d’influence pour protéger les intérêts de la nation canadienne-française.
Ces gens auraient réussi à influencer, voire même faire changer d’avis, le gouvernement canadien et de nombreuses entreprises dans des dossiers chauds à la faveur des Canadiens français.
Le succès de l’organisation était basé sur la discrétion, alors on utilisait toutes sortes de mots pour ne pas la nommer sous son réel nom de l’Ordre de Jacques-Cartier.
C’est dans ce contexte-là que le terme La Patente a fini par s’imposer.
SON ORIGINE
L’Ordre de Jacques-Cartier est né en Ontario dans la période de l’entredeux-guerres. À son apogée, l’organisation clandestine comptait plus de 50 000 membres.
Selon plusieurs historiens, son influence a été déterminante pour la présence du français dans la sphère publique au Canada. Par exemple, sans elle, notre pont Jacques-Cartier se nommerait probablement le Harbor Bridge et nos billets de banque ne seraient vraisemblablement pas bilingues.
Cette société secrète francophone et catholique étendait son influence au Canada, mais aussi dans certains dossiers au continent Nord de l’Amérique.
On dit qu’elle avait réussi à tisser un vaste réseau de la vallée du SaintLaurent à la Louisiane, en passant par les frontières de la Colombie-Britannique et même jusqu’au Massachusetts américain.
ORANGISTES ET FRANCS-MAÇONS
L’histoire de l’Ordre de Jacques-Cartier débute à Ottawa en 1926.
Plusieurs fonctionnaires francophones qui travaillent dans la capitale nationale sont frustrés par les nombreuses injustices qu’ils subissent et tout particulièrement par l’absence de bilinguisme dans l’appareil gouvernemental canadien.
Depuis la naissance de la confédération, seuls les anglophones accèdent à des postes supérieurs dans l’administration publique fédérale.
Les Canadiens français, eux, végètent la plupart du temps dans des emplois de subalternes. Leurs patrons sont presque toujours anglophones et ils favorisent trop souvent les avancements de leurs compatriotes linguistiques.
C’est en réponse à cette puissance anglo-saxonne qu’un soir d’automne 1926, une poignée de fonctionnaires fédéraux se rencontrent pour se mobiliser, discuter d’injustice et rêver d’une puissante société secrète pour les francophones du pays.
Vous savez, la communauté anglophone avait elle aussi des sociétés secrètes pour défendre et promouvoir ses valeurs.
Certains patrons influents se réunissaient dans des assemblées maçonniques ou orangistes par exemple.
Connaissez-vous le terme orangiste ? Au Canada anglais, cette organisation sectaire résistait depuis des décennies à toute ingérence catholique dans les affaires civiques.
Les orangistes considéraient les catholiques et les Canadiens francophones comme étant politiquement déloyaux ou
culturellement inférieurs. Une organisation plutôt raciste en fait.
OBJECTIF BIEN SIMPLE
L’objectif de La Patente est bien clair : défendre les intérêts des minorités francophones en Amérique du Nord par l’intervention de membres influents, en d’autres mots, faire du gros lobbying.
Les leaders de l’Ordre de Jacques-Cartier commencent par réunir des hommes importants, on recrute certes des nationalistes canadiens-français, mais surtout des gens discrets et de confiance.
C’est tellement secret que les membres ont l’interdiction de parler de l’organisation à leur propre épouse.
On recrute donc en priorité des journalistes, des inspecteurs d’école, des commis voyageurs, des propriétaires de magasin, des professeurs et plusieurs autres corps de métier qui ont une influence sociale ou politique.
On donne aux membres de La Patente le mot d’ordre suivant : « Noyautez les organisations canadiennes afin de faire passer nos idées. »
On veut intégrer et contrôler directement ou indirectement les institutions d’influence, comme les Caisses Populaires Desjardins, les grands conseils d’administration, les commissions scolaires et les organismes culturels qui touchent les masses populaires.
SES RÉALISATIONS
Ses membres réussissent à exercer beaucoup d’influence.
Voici quelques réalisations qu’on attribue de près ou de loin à la fameuse Patente : l’implantation de chèques bilingues par le gouvernement canadien, la consécration du drapeau fleurdelisé québécois, et possiblement celui du Canada, la francisation de grandes
entreprises comme Bell Canada, le choix du lieu de l’Expo 67 à Montréal plutôt qu’à Toronto, la francisation d’une partie de la toponymie du Québec.
De plus, l’organisation impose un nouvel hymne pour le pays, Ô Canada, pour remplacer le God Save The Queen.
Cette influence de La Patente s’étend sur près de 40 ans. Puis, en 1963, le secret est exposé au grand jour. Des membres établis au Québec révèlent publiquement les secrets de l’Ordre de Jacques-Cartier, entre autres dans le populaire magazine Maclean en mai de la même année.
C’est un vrai désastre pour l’organisation qui devait rester secrète. Par la suite, les éléments les plus actifs quittent graduellement l’organisation qui va doucement disparaître. C’est finalement à l’hiver de 1965 que les chanceliers de l’organisation vont officiellement dissoudre l’Ordre de Jacques-Cartier.
Il est intéressant de noter que d’anciens politiciens bien connus auraient été près de cette organisation-là, des noms comme l’influent journaliste André Laurendeau du Devoir, l’ancien maire de Montréal Jean Drapeau ou les anciens premiers ministres du Québec, Bernard Landry et Jacques Parizeau, pour ne nommer que ceux-là.
NOTRE HISTOIRE
S’il apparaît de plus en plus évident pour les spécialistes que La Patente a largement exagéré son influence, il ne fait aucun doute que cet Ordre secret fait partie intégrante de notre histoire.
Elle a contribué à tenter de faire comprendre au Canada anglais l’importance du respect et de la protection de la culture francophone au pays.