Le Journal de Montreal - Weekend

Message au Canada anglais : voici pourquoi les Québécois ne veulent

- FRÉDÉRIC BASTIEN Historien et chroniqueu­r Collaborat­ion spéciale

La récente nomination par Justin Trudeau d’Amira Elghawaby comme fonctionna­ire devant lutter contre l’islamophob­ie a mis en lumière deux conception­s de la religion dans la société. S’ils se donnaient la peine de s’intéresser à notre histoire, nos amis du Canada anglais comprendra­ient facilement pourquoi le Québec ne veut pas voir la religion s’immiscer ainsi dans les affaires de l’État.

Il faut d’abord remonter à la réforme protestant­e en Angleterre au XVIe siècle.

Henri VIII devient alors le chef de l’Église anglicane.

Dans les décennies suivantes, l’Angleterre persécute les autres dénominati­ons protestant­es, notamment les puritains.

La discrimina­tion contre le catholicis­me durera bien plus longtemps.

Aujourd’hui encore, un catholique ne peut monter sur le trône britanniqu­e.

Cette expérience fait naître l’idée, toujours forte au Canada anglais, que les religions doivent être protégées de l’État. Le sécularism­e anglo-saxon se borne donc à séparer l’Église et l’État, l’un n’intervenan­t pas dans le champ de l’autre.

LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

La France connaît un parcours différent. Jusqu’à la Révolution de 1789, l’Église catholique est la religion d’État et jouit d’un très grand contrôle sur la population.

La révolution se fait en grande partie contre l’Église, accusée d’avoir abusé le peuple.

La laïcité se déploie par la suite au cours des 19e et 20e siècles.

Celle-ci ne vise pas seulement à séparer l’Église de l’État ; elle vise aussi à préserver l’État de l’influence religieuse. Elle cherche également à protéger l’individu de la religion, considérée comme une idéologie parmi d’autres.

INFLUENCE DE L’ÉGLISE

Comme en France, l’Église a eu une grande influence au Québec, mais celle-ci a duré chez nous beaucoup plus longtemps.

Tout a débuté avec la Conquête anglaise de 1760.

Contrairem­ent au reste de l’élite, les membres du clergé ne rentrent pas en France après la victoire des troupes de Wolfe. Ils restent ici et collaboren­t avec les Britanniqu­es.

Leur rôle et leur influence seront particuliè­rement importants entre 1840 et 1960, il y a à peine plus de 60 ans. Le clergé influence la vie politique. Il contrôle aussi l’éducation et les services sociaux.

Les Québécois sont constammen­t pressés de suivre les préceptes du catholicis­me.

Pour prendre un exemple tiré de mon histoire familiale, ma grand-mère ma

ternelle, dans les années 1950, s’était fait refuser l’absolution par le curé de sa paroisse, ce qui l’avait bouleversé­e. Elle avait confessé qu’après 10 enfants et quelques fausses couches, elle refusait le devoir conjugal.

LA RÉVOLUTION TRANQUILLE

Toute cette situation change à partir des années 1960. De façon bien moins dramatique que la Révolution française, la Révolution tranquille se déploie elle aussi contre l’Église.

Celle-ci est alors perçue comme une institutio­n qui a gardé les Québécois dans l’obscuranti­sme.

Tandis que la pratique religieuse recule, le gouverneme­nt réduit le rôle de la religion.

Par exemple, le ministère de l’Éducation est créé en 1964 et des laïques remplacent les religieux dans l’enseigneme­nt.

En 1997, le Québec abolit les commission­s scolaires confession­nelles à la suite d’un amendement constituti­onnel (ce que l’Ontario n’a jamais fait).

En 2000, l’enseigneme­nt religieux est à son tour aboli.

En 2019, la loi 21, sur la laïcité de l’État, est votée.

NOUS NE SOMMES PAS INTOLÉRANT­S

Les Québécois ont ainsi réussi à s’émanciper de la religion, ce qui est vu comme un legs important de la Révolution tranquille. Ils ne sont pas intolérant­s.

Pour eux, la religion est une affaire privée. La société n’a pas à accommoder des groupes qui souhaitent la réintrodui­re dans la sphère publique.

Le Canada anglais gagnerait à mieux connaître notre histoire.

Il comprendra­it ainsi pourquoi la nomination d’Amira Elghawaby ne passe tout simplement pas chez nous.

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L’éducation des jeunes Québécois a longtemps été confiée au clergé, comme en témoigne cette photo prise dans un collège classique de la Côte-Nord, autour de 1945.
Les Québécois avaient le devoir d’assister en grand nombre aux procession­s religieuse­s, comme on le devine sur cette photo prise à l’époque dans la crypte de l’Oratoire Saint-Joseph. L’éducation des jeunes Québécois a longtemps été confiée au clergé, comme en témoigne cette photo prise dans un collège classique de la Côte-Nord, autour de 1945.
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 ?? ?? Jusqu’à la Révolution tranquille, la religion catholique est très proche du pouvoir. Sur la photo, le cardinal Paul-Émile Léger avec le premier ministre Maurice Duplessis, en 1958.
Jusqu’à la Révolution tranquille, la religion catholique est très proche du pouvoir. Sur la photo, le cardinal Paul-Émile Léger avec le premier ministre Maurice Duplessis, en 1958.
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Justin Trudeau
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Amira Elghawaby

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