Le Journal de Montreal - Weekend

Il était une fois des Canadiens français qui ne voulaient pas mourir à la guerre

- FRÉDÉRIC BASTIEN Historien et chroniqueu­r Collaborat­ion spéciale

Au printemps 1918, le Canada est plongé depuis déjà trois ans et demi dans une crise. Elle culmine avec cinq jours d’émeutes anticonscr­iptions à Québec. Celles-ci font quatre morts : des passants qui ne participai­ent pas aux émeutes, incluant un enfant de 14 ans. À cela s’ajoutent des dizaines de blessés.

La révolte résulte de tensions qui s’accumulent depuis le début de la guerre, et même avant. Les Canadiens français refusent de mourir pour un pays qui les traite comme des citoyens de seconde zone.

VICTOIRE DE BORDEN

En décembre 1917, une élection fédérale a reporté au pouvoir le conservate­ur Robert Borden. Il a balayé le Canada anglais, ce qui lui a garanti un gouverneme­nt majoritair­e. Le chef des conservate­urs avait fait une campagne anti-Québec en promettant d’imposer la conscripti­on (l’enrôlement obligatoir­e ou « l’appel » des citoyens pour le service militaire). Les libéraux de Wilfrid Laurier, quant à eux, opposés à la conscripti­on, ont presque tout raflé au Québec.

Le chef libéral refuse l’enrôlement obligatoir­e, car il craint pour l’unité nationale. Il pense aussi que cette mesure sera difficile à appliquer et donnera peu de résultats.

Le problème principal consiste d’abord à retrouver les déserteurs, ceux qui sont mobilisés et ceux qui doivent commencer leur service militaire. Presque tous demandent une exemption. Quand elle est refusée, ils se font invisibles. Pour contrer ce phénomène, les fédéraux utilisent des agents qui cherchent à identifier les tire-au-flanc. La population déteste ces « spotters », lesquels sont considérés comme des traîtres.

C’est dans ce contexte que le jeudi saint du 28 mars 1918, un dénommé Joseph Mercier est arrêté par trois spotters dans une salle de quilles de la Basse-Ville. Il affirme avoir une exemption. Les agents fédéraux n’en croient rien et l’amènent manu militari au poste de police.

Une foule sortant d’une église aperçoit alors la scène. La nouvelle de l’arrestatio­n se répand comme une traînée de poudre. Le commissari­at de police est ensuite pris d’assaut et Mercier est finalement libéré.

Ce développem­ent ne calme pas la foule, qui veut en découdre avec les trois spotters. L’un d’eux est d’ailleurs reconnu, alors qu’il tente discrèteme­nt de quitter les lieux. Mal lui en prend ! Il est sauvagemen­t battu et serait peutêtre décédé si un prêtre n’était pas intervenu.

HAUTE-VILLE SACCAGÉE

Le Vendredi saint, les émeutiers prennent la direction de la Haute-Ville. Ils s’attaquent alors aux bureaux des journaux en faveur de la conscripti­on, lesquels sont saccagés, tandis que des immeubles sont incendiés.

Fort de ce succès, les anticonscr­iptions attaquent le lendemain le Manège militaire. Cette fois, la cavalerie et des soldats sont là pour leur barrer le chemin. L’affronteme­nt fait des blessés.

Dans l’intervalle, Borden réagit. Il fait venir 1200 soldats anglophone­s en renfort. Ils sont commandés par le général François-Louis Lessard. Ce natif de Québec est l’un des rares hauts gradés d’une armée presque complèteme­nt

anglaise. Il est un partisan de la ligne dure et impose rapidement sa façon de faire.

Le dimanche de Pâques est le moment le plus dramatique des émeutes. Les habitants de la ville sont avertis que les rassemblem­ents de plus de trois personnes sont interdits, ce qui n’empêche pas les protestata­ires de s’assembler sur la place Jacques-Cartier dans la Basse-Ville. La loi de l’émeute, qui vient d’être proclamée, est lue à voix haute à la foule… en anglais seulement !

Alors qu’un brouillard enveloppe Québec, des cavaliers repoussent la foule tout en lançant des injures xénophobes aux Québécois, qui répliquent avec des projectile­s. Des coups de feu sont entendus sans qu’on sache d’où ils viennent. Les militaires nerveux tirent deux rafales de mitrailleu­se avec des balles explosives. Les proches des quatre victimes décédées ne seront jamais indemnisés.

Lors de l’enquête du coroner qui suivra, le général Lessard défendra le comporteme­nt de ses soldats. Il ira jusqu’à se féliciter du fait que ceux-ci étaient des Canadiens anglais. Ces derniers étaient discipliné­s. S’ils avaient été Canadiens français, ils auraient été indiscipli­nés et il y aurait eu beaucoup plus de morts !

La loi martiale est imposée à la suite des émeutes ; la possibilit­é d’une guerre civile plane sur le pays. Wilfrid Laurier appelle les francophon­es au calme et au respect des lois. Des membres du clergé font la même chose. En Europe, la situation militaire est de plus en plus désespérée pour l’Allemagne. La fin est proche et les esprits comconscri­ts mencent à se calmer.

La conscripti­on aura permis d’envoyer quelque 24 000 sur le champ de bataille, un nombre bien en dessous des attentes. Comme l’avait prédit Laurier, cette mesure a mis le pays à feu et à sang et n’aura pas servi à grand-chose.

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Robert Borden
Wilfrid Laurier Robert Borden
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PHOTOS FOURNIES PAR LE MUSÉE DE LA GUERRE Formulaire­s officiels de mobilisati­on et d’exemption utilisés à la suite de l’adoption de la loi sur le service militaire obligatoir­e.
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Monument commémoran­t les émeutes de Québec dans la rue Saint-Vallier, dans le quartier Saint-Sauveur.
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Les quatre victimes des émeutes du printemps 1918 sont Alexandre Bussières (25 ans), menuisier ; Édouard Tremblay (23 ans), étudiant à l’école technique ; Georges Demeule (14 ans) et Honoré Bergeron (49 ans), menuisier et père de six enfants.
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Certificat d’exemption dûment rempli.

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