Le Journal de Montreal - Weekend
AMER CHOCOLAT
Le chocolat est un cadeau passe-partout. Je ne connais personne qui n’aime pas ça. « Mais est-on conscient de la misère que la “cacaomania” inflige à l’Afrique, qui fournit environ les deux tiers de la production mondiale de chocolat ? », demande Samy Manga. L’auteur, d’origine camerounaise, fait notre éducation sur le sujet en un peu plus de cent pages. Après cette lecture, on ne voit plus jamais la friandise, sucrée ou non, de la même manière. À travers le récit d’Abéna, un jeune Camerounais de dix ans, nous découvrons le dur labeur de la culture de la précieuse fève, qui rapporte annuellement des milliards de dollars à l’industrie de « l’or vert », installée bien évidemment dans les « pays blancs ». Du grand-père d’Abéna au jeune Camerounais, tous les aspects de leur quotidien sont imprégés des étapes de production de la culture du cacao. Des centaines d’hectares de forêts sont défrichés, des montagnes entières d’herbes sont brûlées, des milliers de trous sont creusés au début de chaque nouvelle saison agricole pour y semer les fèves de cacao en germination. Ces fèves ont dû préalablement être chouchoutées avec des produits chimiques pour garantir leur croissance, avec les conséquences qu’on peut imaginer pour ces travailleurs agricoles : maladies épidermiques, infections respiratoires, intoxications alimentaires, problèmes de cécité, décès clairement attribués aux manipulations répétitives des produits chimiques, etc.
JUSQU’À LA TORTURE
Les chefs de villages, acoquinés avec les patrons blancs fournisseurs de quincailleries diverses et autres produits chimiques, ont toujours nié la relation de cause à effet, préférant blâmer les victimes, soi-disant responsables de leurs propres malheurs. Dans les cas d’empoisonnement, les chefs de villages n’hésitent pas à torturer les victimes pour qu’elles avouent publiquement leur responsabilité.
« Pour faire parler rapidement ces soi-disant sorciers, on les rouait de coups jusqu’au sang, après quoi on leur faisait goûter à la symbolique pénitentielle du Christ en leur accrochant de lourdes croix en bois autour du cou. »
Le jeune Abéna, qui assiste, impuissant, à ces séances publiques de lynchage, participent à toutes les autres étapes de la production « avant de passer de longues semaines à faire des allers-retours entre le grand séchoir de la cour et le grenier, en fonction du moment où le soleil apparaissait ou disparaissait au fil des jours. » Jusqu’au jour où se pointe enfin l’acheteur, « le Blanc à la mallette d’argent », celui qui faisait rêver de l’inatteignable bonheur tous ces planteurs de « la fève de sueur et de sang ».
Ceci constitue le bref intermède où le peu d’argent rudement gagné est vitement dépensé en nécessités diverses. Pour la réalisation des rêves, on attendra.
LE PRIX DU CACAO IMPOSÉ
Dès le mois de janvier, le cycle infernal de la survie reprend. Entre-temps, les riches acheteurs blancs apparaissaient pour distribuer de l’équipement neuf, y compris les fongicides et les engrais, dont les coûts seront soustraits des revenus prochains.
« Ces messieurs en costume-cravate détenaient le pouvoir exclusif d’acheter les récoltes et d’imposer les prix du cacao […], il était donc impossible de leur échapper pour essayer de ne pas payer sa dette. » Sans parler des vexations diverses et autres manipulations sur le poids réel et la qualité de la fève. Toute dissidence valait une exclusion. Impossible alors d’écouler la production.
Ces mêmes Blancs sauveurs ne détestaient pas, à l’occasion, se payer de la jeune chair. Leurs désirs étaient des ordres.
SEULE LA LUTTE LIBÈRE
Chocolaté est un livre merveilleux, rempli de légendes et d’amour.
En épigraphe de cet ouvrage, on peut lire cette phrase bien sentie de Thomas Sankara, révolutionnaire et président du Burkina Faso assassiné en 1987 : « L’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère. » Cela vaut aussi pour le Québec.