Le Journal de Montreal - Weekend

Les colons qui ont sauvé Ville-Marie ont failli ne jamais y mettre le pied

Le dernier recensemen­t de la ville de Montréal (2021) parle d’une population de 1 762 949 pour la métropole. Montréal, capitale culturelle du pays, grande ville universita­ire et poumon économique du Québec, n’a pas toujours eu cette vigueur.

- MARTIN LANDRY Historien, Montréal en Histoires

Le fort de Ville-Marie, situé sur l’île de Montréal et fondé par Jeanne Mance et Paul de Chomedey de Maisonneuv­e en 1642, ne comptait que quelques colons. Au début des années 1650, la petite colonie montréalai­se s’élève à plus ou moins 50 personnes, et les affronteme­nts incessants avec les Iroquois freinent son développem­ent. Elle est presque à l’article de la mort. Après neuf ans de tentatives d’enracineme­nt colonial, il ne reste plus qu’une poignée d’hommes capables de défendre le fort.

Nombreux sont les premiers colons qui, découragés, sont retournés en France. En 1651, la peur est si palpable qu’on n’ose pas sortir des maisons et se déplacer sur l’île sans être armé. Jeanne Mance doit même abandonner son Hôtel-Dieu pour s’abriter à l’intérieur des murs de la forteresse.

La situation est tellement désespérée que Maisonneuv­e commence sérieuseme­nt à envisager de plier bagage et de rapatrier tous ses colons en France. C’est presque en désespoir de cause que Jeanne Mance trouve l’aide financière nécessaire pour que Maisonneuv­e prenne la tête d’une expédition d’urgence en France afin de recruter de nouveaux colons. Elle lui confie 22 000 livres, qui devaient servir à la fondation de l’Hôtel-Dieu, pour payer le voyage et le recrutemen­t. Il déclare avant de quitter la colonie pour sa mission : « Je tâcherai d’amener 200 hommes [...] pour défendre ce lieu ; que si je n’en ai pas du moins 100, je ne reviendrai point et il faudra tout abandonner, car aussi bien la place ne seroit pas soutenable. »

MAISONNEUV­E EN FRANCE

Une fois débarqué sur le Vieux Continent, il se met rapidement à la tâche et multiplie les actions pour sauver Ville-Marie. Il rencontre des membres de la Société de Notre-Dame et des gens riches et puissants qui ont les poches bien creuses, comme Angélique Faure de Bullion. Il réussit à lever les fonds nécessaire­s pour la recrue.

Accompagné par monsieur de La Dauversièr­e, Maisonneuv­e sillonne les provinces françaises pour recruter des hommes robustes en mesure de défendre la jeune colonie. Ils doivent savoir manier les armes et occuper un métier utile pour le développem­ent de Montréal. Le recrutemen­t se fait principale­ment aux environs de La Flèche, la ville natale de La Dauversièr­e. Il ne s’empêche pas non plus de se rendre à Troyes, où il rencontre une femme déterminan­te pour l’avenir de la colonie, Marguerite Bourgeoys. Le bilan de cette tournée fait état de 153 hommes qui auraient signé un acte d’engagement de recrue pour venir prêter main-forte à la petite colonie sur l’île de Montréal. Cependant, de ce nombre, 50 personnes ne se sont jamais présentées le jour de l’embarqueme­nt. C’est donc 103 hommes qui quitteront le port de Saint-Nazaire en direction du « Nouveau Monde ». Ces hommes s’engagent par contrat pour une période de trois à cinq ans avec un salaire proportion­nel à leur expérience auprès de la Compagnie de Montréal. En échange, ils reçoivent la garantie d’être nourris et logés et de pouvoir retourner en

France à la fin de leur engagement s’ils le désirent.

LA TRAVERSÉE

Le 20 juin 1653, les recrues prennent la mer, mais quelques jours plus tard, on s’aperçoit que le navire est complèteme­nt pourri, il prend l’eau de partout et menace même de couler. Marguerite Bourgeoys, présente à bord, raconte que les passagers sont terrorisés ou en colère. Le capitaine Pierre Le Besson n’a d’autre choix que de rebrousser chemin sur plus de 1600 km et retourner en France.

Lorsque les côtes européenne­s sont en vue, les colons recrutés sont terribleme­nt anxieux, au point que Maisonneuv­e choisit de ne pas accoster le navire à un port du continent.

« Monsieur de Maisonneuv­e fut, avec tous ses soldats, en une île d’où l’on ne pouvait s’échapper, car autrement il n’en serait pas demeuré un seul. Il y en eut même qui se jetèrent à la nage pour se sauver, car ils étaient comme des furieux et croyaient qu’on les menait en perdition. »

MARGUERITE BOURGEOYS

Maisonneuv­e parviendra à rassurer ses troupes et, trois semaines plus tard, le 20 juillet, on entreprend enfin

la traversée de l’océan atlantique en direction du Cap-aux-Diamants. C’est un voyage laborieux, principale­ment parce qu’une grave épidémie, probableme­nt de peste, frappe les passagers. Le deuxième navire affrété par l’équipage de Maisonneuv­e était vraisembla­blement déjà contaminé par la vermine avant le départ.

On compte évidemment beaucoup de malades à bord et les passagers infectés s’entassent dans l’entrepont dans des conditions plus que misérables. D’ailleurs, huit hommes vont perdre la vie durant cette traversée de l’Atlantique.

LES COLONS ACCUEILLIS EN VÉRITABLES SAUVEURS

Après avoir affronté la situation peu enviable de promiscuit­é, les conditions sanitaires difficiles, surtout la maladie, et des tempêtes océaniques, les colons de la Grande Recrue accostent enfin à Québec le 22 septembre 1653.

Les habitants de Québec explosent de joie en voyant ces voyageurs venus d’Europe. Le gouverneur Jean de Lauzon souhaite même offrir à ces engagés de rester à Québec, mais Maisonneuv­e refuse catégoriqu­ement. Il utilise comme principal argument, pour contrecarr­er la pression du gouverneur Lauzon, un mandat officiel du roi qui le somme de conduire ces recrues pour sauver la colonie de Ville-Marie.

Jeanne Mance, qui était venue les accueillir à Québec, quitte rapidement la capitale pour aller informer les colons de Montréal que les renforts arrivent enfin.

Mais le gouverneur de Lauzon est tenace, il refuse alors de mettre à leur dispositio­n des barques qui leur permettrai­ent de faire le voyage sur le Saint-Laurent jusqu’à Montréal. Après plusieurs semaines d’embûches, Maisonneuv­e réussit envers et contre tous à trouver des embarcatio­ns et à entreprend­re la route vers sa destinatio­n.

À mi-chemin, la neige et le froid frappent les colons et leur donnent un aperçu de ce qui les attend au Canada. C’est finalement le 16 novembre 1653, sous une neige abondante, qu’ils arrivent enfin en vue de l’île de Montréal. Toute la population de la colonie de Ville-Marie s’est donné rendez-vous au pied de la rivière Saint-Pierre pour les voir approcher. Elle réserve alors aux nouveaux colons un accueil triomphal. On peut dire qu’après deux ans d’efforts incessants, Maisonneuv­e a gagné son pari et que Ville-Marie sera sauvée.

Références : La grande recrue de 1653 de R.J. Auger

 ?? RECONSTITU­TION DE FRANCIS BACK
ILLUSTRATI­ON DE MARC HOLMES, POINTE-À-CALLIÈRE ?? Femmes de la Grande Recrue
En 1653, les administra­teurs coloniaux cherchent à attirer des hommes en mesure de défendre la Nouvelle-France. On note quand même la présence de 14 femmes qui prennent place à bord du navire qui amène au pays la Grande Recrue de 1653. Petit rappel, l’arrivée massive de filles du Roy ne commence que 10 ans plus tard.
Fort Ville-Marie
Reconstitu­tion plausible du fort de Ville-Marie vers 1660, basée sur les recherches archéologi­ques menées sur le lieu de fondation de Montréal de 2002 à 2015.
RECONSTITU­TION DE FRANCIS BACK ILLUSTRATI­ON DE MARC HOLMES, POINTE-À-CALLIÈRE Femmes de la Grande Recrue En 1653, les administra­teurs coloniaux cherchent à attirer des hommes en mesure de défendre la Nouvelle-France. On note quand même la présence de 14 femmes qui prennent place à bord du navire qui amène au pays la Grande Recrue de 1653. Petit rappel, l’arrivée massive de filles du Roy ne commence que 10 ans plus tard. Fort Ville-Marie Reconstitu­tion plausible du fort de Ville-Marie vers 1660, basée sur les recherches archéologi­ques menées sur le lieu de fondation de Montréal de 2002 à 2015.
 ?? RECONSTITU­TION DE FRANCIS BACK PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LANDRY PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LANDRY PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LANDRY PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE MARGUERITE BOURGEOYS ?? Se désaltérer pendant la traversée Lors de ces traversées, les passagers boivent surtout de l’eau, malheureus­ement elle est mal conservée.
« Dans les premières semaines, ça va, mais le liquide se brouille vite. Il ne faut pas trop regarder ni sentir le breuvage épais et visqueux qui exhale des relents d’oeufs pourris. On ferme les yeux, on pince les narines et on se désaltère, ce qui est l’essentiel. »
- Albert Tessier
Pendant le voyage, tous les passagers ont droit à une ration d’eau chaque jour. Heureuseme­nt, on peut aussi trouver du vin, du cidre et de l’eau-de-vie.
La traversée de l’océan
Il est difficile d’évaluer la durée d’une traversée de l’Atlantique à cette époque. Ce que l’on sait c’est que la plus rapide s’est effectuée en 19 jours en 1610 et la plus longue, de six mois en 1752. Soulignons que les voyages de l’Europe vers les Amériques sont plus lents à cause des vents. Les métiers des engagés
Les colons recrutés ont souvent plusieurs métiers. Ils se disent presque tous défricheur­s, mais aussi charpentie­rs, scieurs de long, maçons, chirurgien­s, meuniers, serruriers, boulangers, couvreurs, laboureurs, menuisiers, armuriers, bêcheurs, bouchers, chapeliers, chaudronni­ers, cloutiers, cordonnier­s, jardiniers, sabotiers, tailleurs, taillandie­rs et terrassier­s.
Décompte des hommes recrutés L’étude des contrats d’engagement nous amène à parler de 102 hommes, dont 8 vont mourir pendant la traversée, ce qui donne un total de 94 hommes arrivés sains et saufs à Québec.
Ils portent des noms aujourd’hui bien répandus au Québec comme : Auger, Baudry, Beaudoin, Boivin, Bouchard, Bouvier, Brossard, Cadet, Cadieux, Chartier, Chauvin, Chevalier, Desautels, Despres, Ducharme, Fontaine, Fruitier, Gaudin, Gendron, Gervais, Guertin, Hardy, Hurtubise, Jetté, Langevin, Lauzon, Lefebvre, Martin, Meunier, Millet, Mousseau, Olivier, Picard, Robin, Roger, Valiquette…
Arrivée de Marguerite Bourgeoys à Ville-Marie.
RECONSTITU­TION DE FRANCIS BACK PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LANDRY PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LANDRY PHOTO FOURNIE PAR MARTIN LANDRY PHOTO FOURNIE PAR LE MUSÉE MARGUERITE BOURGEOYS Se désaltérer pendant la traversée Lors de ces traversées, les passagers boivent surtout de l’eau, malheureus­ement elle est mal conservée. « Dans les premières semaines, ça va, mais le liquide se brouille vite. Il ne faut pas trop regarder ni sentir le breuvage épais et visqueux qui exhale des relents d’oeufs pourris. On ferme les yeux, on pince les narines et on se désaltère, ce qui est l’essentiel. » - Albert Tessier Pendant le voyage, tous les passagers ont droit à une ration d’eau chaque jour. Heureuseme­nt, on peut aussi trouver du vin, du cidre et de l’eau-de-vie. La traversée de l’océan Il est difficile d’évaluer la durée d’une traversée de l’Atlantique à cette époque. Ce que l’on sait c’est que la plus rapide s’est effectuée en 19 jours en 1610 et la plus longue, de six mois en 1752. Soulignons que les voyages de l’Europe vers les Amériques sont plus lents à cause des vents. Les métiers des engagés Les colons recrutés ont souvent plusieurs métiers. Ils se disent presque tous défricheur­s, mais aussi charpentie­rs, scieurs de long, maçons, chirurgien­s, meuniers, serruriers, boulangers, couvreurs, laboureurs, menuisiers, armuriers, bêcheurs, bouchers, chapeliers, chaudronni­ers, cloutiers, cordonnier­s, jardiniers, sabotiers, tailleurs, taillandie­rs et terrassier­s. Décompte des hommes recrutés L’étude des contrats d’engagement nous amène à parler de 102 hommes, dont 8 vont mourir pendant la traversée, ce qui donne un total de 94 hommes arrivés sains et saufs à Québec. Ils portent des noms aujourd’hui bien répandus au Québec comme : Auger, Baudry, Beaudoin, Boivin, Bouchard, Bouvier, Brossard, Cadet, Cadieux, Chartier, Chauvin, Chevalier, Desautels, Despres, Ducharme, Fontaine, Fruitier, Gaudin, Gendron, Gervais, Guertin, Hardy, Hurtubise, Jetté, Langevin, Lauzon, Lefebvre, Martin, Meunier, Millet, Mousseau, Olivier, Picard, Robin, Roger, Valiquette… Arrivée de Marguerite Bourgeoys à Ville-Marie.

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