Le Journal de Montreal - Weekend

UN MOMENT DE FÉLICITÉ

L’écrivain français Éric Reinhardt signe l’un des meilleurs romans de la rentrée. Et pour en parler, il est indiscutab­lement le mieux placé.

- KARINE VILDER Collaborat­ion spéciale

D’emblée, on tient à souligner que le nouveau roman d’Éric Reinhardt, Sarah, Suzanne et l’écrivain, est bon. Vraiment bon.

« Tout a commencé par un message puis un courriel de deux pages que m’a envoyés une lectrice suite à la lecture de mon roman La chambre des époux, explique Éric Reinhardt depuis sa maison dans le Perche, en Normandie. C’était en 2017. Elle souhaitait me raconter ce qu’elle était en train de vivre, en pensant que cela pourrait m’inspirer. Les deux pages de son courriel, bouleversa­ntes, m’ont fécondé et un livre a commencé à prendre forme dans ma tête pendant tout le temps que j’écrivais Comédies françaises .»

Cette lectrice deviendra ainsi Sarah, une architecte mariée et mère de deux grands enfants qui confiera tout à un écrivain : sa lutte contre le cancer du sein, les abris-coquillage­s qu’elle prend plaisir à dessiner, son époux qui la néglige et passe de moins en moins de temps avec elle, la stupeur éprouvée en découvrant chez le notaire qu’elle ne possédait que vingt-cinq pour cent de la maison au lieu de cinquante, l’immense sentiment d’injustice qui en a découlé, son départ qui devait être temporaire… mais qui ne le sera pas.

« Ce qui m’a le plus saisi, c’est cette image d’une femme condamnée à regarder vivre son mari et ses deux enfants, la nuit, devant chez elle, par les fenêtres illuminées de sa maison, parce qu’elle est exclue de son propre foyer, ajoute Éric Reinhardt. J’ai eu envie d’écrire ce livre pour faire exister cette image. Je la trouvais déchirante. Je me disais qu’elle pourrait être sublime. Une autre chose qui m’a frappé, c’est que la violence à laquelle cette femme se confronte est celle du silence que lui oppose son mari quand elle veut revenir chez elle, un silence absolu, inhumain. Un silence qu’elle ne parviendra jamais à vaincre. Il est très difficile d’endurer le silence quand on attend un signe, un message qui ne vient pas, qu’on se heurte à un mur. C’est le silence de sa famille à son endroit, à son encontre, qui détruisait cette femme de l’intérieur quand elle m’a écrit ce courriel. »

LA FICTION DANS LA FICTION

Pour pouvoir tout raconter à sa façon et entrer librement dans les détails, l’écrivain du titre créera le personnage de Suzanne, la version papier de Sarah.

« Dans la mesure où ma lectrice m’avait demandé qu’on ne la reconnaiss­e pas, Sarah est déjà, par rapport à cette dernière, un personnage de fiction, si bien que Susanne est une héroïne au carré, précise Éric Reinhardt.

« Ma lectrice est cachée dans les fondations du roman… Ce qui veut dire que j’ai nourri de ce que je suis ces deux femmes, tout en m’inspirant de l’histoire de ma lectrice. Mais je dirais que je suis plus proche de Susanne, dans laquelle je me suis davantage investi ou disons d’une façon plus intime, par exemple à travers ce tableau qu’elle achète, que j’ai moimême acheté, en cherchant à comprendre ce qu’il pouvait bien avoir à me raconter de si important… La résolution de l’énigme du tableau me permet de raconter, dans le roman, un épisode fondateur de ma vie. C’est un morceau d’autofictio­n serti dans un roman… »

Quant à l’écrivain, jamais nommé, « il me ressemble, c’est moi, mais je n’ai pas cherché à le faire exister en tant que personnage, il devait apparaître en creux, il est juste un interlocut­eur attentif et bienveilla­nt, un passeur, il se met au service de Sarah et de son histoire, poursuit Éric Reinhardt. En même temps, je me suis tellement investi dans le personnage de Susanne qu’à un moment, le roman donne lieu, comme je viens de le dire, à un pur moment d’autofictio­n où je fais exister un événement de ma lointaine jeunesse que j’avais envie de raconter depuis longtemps. Je suis heureux d’y avoir été amené par ce livre-ci qui n’est pas du tout centré sur moi. Ce sont les miracles de l’écriture… »

UNE HÉROÏNE À DEUX VISAGES

« J’ai travaillé à l’instinct, en me laissant entraîner, d’une façon très ludique et joyeuse, par le principe narratif du livre, qui consiste à faire cohabiter dans le même espace romanesque le personnage de fiction [Suzanne] et son modèle [Sarah], comme s’il s’agissait d’une héroïne bifront, à deux visages, ajoute Éric Reinhardt. Certes, avant de commencer, je connaissai­s l’histoire dans ses grandes lignes, je connaissai­s quelques-unes des épreuves que traversera­ient mes deux héroïnes, ne serait-ce que parce que ma lectrice m’avait raconté ce qu’elle avait vécu, je savais aussi depuis le début qu’il y aurait deux fins, une fin “réelle” avec Sarah et une fin de fiction avec Susanne, mais beaucoup de choses se sont dévoilées au fur et à mesure. Le livre, en s’écrivant, générait aussi sa propre matière. L’idée du deus ex machina de l’épilogue est apparue au tout dernier moment, par exemple. »

« Mais je sais par expérience que si un livre est juste, s’il a été écrit avec sincérité et sans tricherie, s’il n’est pas “fabriqué”, à la fin tout vient et s’organise naturellem­ent. C’est comme une équation qui va jusqu’à son terme, inexorable­ment, conclut le romancier.

Je dois avouer que terminer un livre dans ces conditions me procure un plaisir tellement intense que je ne le trouve nulle part ailleurs, il n’y a que l’écriture qui me propulse aussi haut ! J’ai toujours terminé mes livres dans un état proche de la félicité. »

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SARAH, SUZANNE ET L’ÉCRIVAIN Éric Reinhardt Éditions Gallimard 432 pages
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