Le Journal de Montreal - Weekend
LE BÉLUGA DU SAINT-LAURENT une espèce qu’on n’a pas toujours voulu sauver
Du fait de sa population fragile, le béluga, icône dodue du Saint-Laurent, est devenu l’une des mascottes de la conservation de la nature au Québec.
Le béluga a longtemps été appelé « marsouin blanc » au Québec, et ce n’est que depuis les dernières décennies qu’on le désigne par son nom courant.
Celui-ci est inspiré de son nom russe, Bieluha, tiré du mot bielyi, qui signifie « blanc ». L’espèce habite la plupart des eaux arctiques où ont lieu de vastes migrations, selon les saisons.
Les bélugas du fleuve Saint-Laurent se distinguent de leurs cousins d’ailleurs par le fait qu’ils sont plus sédentaires. Ainsi, même en hiver, ils ne s’éloignent pas trop du golfe, faisant leur retour en amont du fleuve à temps pour la période d’accouplement, en avril et mai.
UN EMBLÈME DU SAINT-LAURENT
En 1817, le livre Sketches of Lower Canada de Joseph Sansom mentionnait que le béluga remontait fréquemment jusqu’au bassin de Québec. Encore plus étonnant : environ 20 squelettes ont été retrouvés un peu partout au Québec au fil des années, à des kilomètres des berges du Saint-Laurent. Ces spécimens sont d’anciens témoins de la présence du bassin de la mer de Champlain. Disparue il y a environ 10 000 ans, celle-ci débordait largement les côtes du fleuve de l’époque contemporaine.
Aujourd’hui, les descendants de ces bélugas préhistoriques se chiffrent à environ 1850 individus dans nos eaux. Devant ce nombre limité, il semble tout à fait normal qu’on veuille protéger le béluga de divers dangers, comme les collisions avec des navires ou les désastres écologiques liés à l’industrie pétrolière. Et pourtant, on ne l’a pas toujours fait.
LA « PÊCHE AUX MARSOUINS » SOUS LE RÉGIME FRANÇAIS
Bien avant l’arrivée des Français, les Inuits et les Premières Nations chassaient le béluga depuis des temps immémoriaux, pour sa chair ainsi que pour le moktok (épiderme). Dans l’Almanach de l’Action sociale catholique de 1922, on lit au sujet de l’animal qu’« il a beaucoup d’analogie[s] avec nos porcs domestiques. C’est un animal toujours bien en graisse, au corps rond formé d’une chair rouge, sanguinolente, recouverte de sept à huit pouces de lard très blanc, et très huileux, de fonte facile. Ses yeux, petits et ronds, sont noyés dans la graisse des bajoues ».
Jacques Cartier est le premier Français à décrire le béluga : l’animal est
« une sorte de poissons […] gros comme morhoux [une autre espèce de marsouin] sans aucun estocq [sans doute une référence à la défense du narval] […] et […] assez faictz par le corps et teste de la façon d’un levrier aussi blancs comme neige sans aucune tache et y en a fort grand nombre dedans ledit fleuve qui vivent entre la mer et l’eaue doulce ».
Avant le XVIIIe siècle, l’exploitation du « marsouin » en Nouvelle-France n’est pas très développée, semble-t-il. En effet, l’intendant Antoine-Denis Raudot écrit en 1709 que « cette pesche n’a reussy qu’une seule année depuis qu’on l’a établie ».
Le principal produit dérivé de l’animal est l’huile extraite de sa graisse. Raudot note qu’elle « sent très mauvais », n’est bonne que pour les tanneries, et que « [la] peau n’est d’aucun usage ».
L’historien Alain Laberge rappelle que malgré l’échec d’une exploitation de grande envergure, « les habitants ne cessent jamais de considérer la pêche au marsouin comme une activité d’appoint qui ne leur coûte rien, sinon du travail à temps perdu, et qui rapporte toujours quelque chose, bon an mal an ».
Qu’on parle de « chasse » ou de
« pêche » au marsouin, on utilise généralement un piège pour cerner l’animal. Ainsi, on procède à l’érection – dès le début de mai – d’une sorte de clôture formée de milliers de jeunes pousses de bouleau ou de hêtre.
Celles-ci sont espacées d’environ 45 cm, et plantées de sorte à former un enclos rappelant vaguement un coeur. Le béluga, lent de nature, nage le plus souvent entre 2 et 4 km par heure, profitant des courants pour se déplacer. À marée haute, il se déplace aisément le long de la grève.
Toutefois, dès que l’eau recule, la timide créature préfère longer la fascine plutôt que de forcer son chemin vers le large. La forme de l’enceinte l’oblige à suivre une trajectoire en forme de 8 ; le béluga revient donc toujours sur ses pas, jusqu’à ce qu’il se soit échoué ou, à tout le moins, qu’il se retrouve isolé dans une poche d’eau. Les chasseurs, à pied ou à bord de chaloupes, peuvent alors achever l’animal à leur guise avec des pics de fer.
UNE PESTE NUISIBLE ?
La chasse aux bélugas continue longtemps après la fin du Régime français.
La peau de l’animal, qui se vend de 15 $ à 18 $ en 1929, est parfois transformée en cuir pour produire des attelages, des courroies, des lacets, etc. Sinon, on l’enterre avec du limon pour qu’elle se décompose. L’huile est surtout utilisée en mécanique, vendue à 0,70 $ le gallon (toujours en 1929).
Malgré tout, l’exploitation du béluga au XXe siècle continue d’être perçue comme étant aléatoire et entraîne des frais assez élevés. Et pourtant, ces facteurs n’ont pas stoppé une exploitation relativement massive, et même, fait
stupéfiant de nos jours, une tentative d’exterminer le petit cétacé !
En 1929, le gouvernement provincial, par l’entremise du ministère des Pêcheries, accuse le béluga de diminuer les stocks de poisson dans le fleuve. (Rappelons que le lançon, le capelan et le hareng, entre autres, forment la base du régime alimentaire du béluga. On estime à l’époque qu’un seul individu mange près de 45 kg de poisson par jour ; dans les faits, il en consomme environ 27 kg.)
Tous les moyens sont bons pour décimer les bélugas : dans le Bulletin mensuel de la Chambre de commerce française de Montréal, on évoque même la possibilité d’encourager les pêcheurs à transformer les carcasses en engrais.
Après tout, « le Ministère […] a la détermination ferme d’exterminer les marsouins du Golfe […] et de retirer de cette chasse le plus de profits possible ».
Ultimement, on décide que c’en est assez avec ces cétacés : le Rapport général du ministre de la Colonisation, des Mines et des Pêcheries qualifie carrément l’opération de 1929 de « guerre aux marsouins ». Dorénavant, on ne se contente plus « d’armer des embarcations et de poursuivre ces mammifères sur l’eau, on les […] [bombarde même] du haut des airs » !
Dans l’acte notarié signé entre le gouvernement et la Laurentian Air Express Ltd du docteur Louis Cuisinier, de Québec, on apprend que la location d’un avion Curtis Robin est destinée au « bombardement des marsouins sur le Fleuve St-Laurent ».
Les comptes publics de la province pour l’année 1930 révèlent une dépense de 177,59 $ pour de la dynamite et des torpilles. De plus, une somme de 968,49 $ est consacrée à l’achat de carabines.
En tout, ce seront 29 680,91 $ qui seront dépensés dans cette tentative d’éradication du béluga.
Malgré ce qu’annoncent les journaux, il semble que l’opération aérienne n’ait pas été un franc succès, puisque l’année suivante, ni bombes, ni torpilles, ni avion ne figurent dans le rapport des comptes.
Comble de l’ironie, ceux qui critiquent l’opération dans les médias n’évoquent pas la nécessité de protéger l’espèce, mais plutôt la futilité de l’effort devant le nombre de bêtes !
Une enquête menée en 1928 estime leur nombre à plus de 100 000. Toutefois, des études plus récentes contestent ce chiffre, évoquant une population en réalité 10 fois plus petite.
L’EXPORTATION DE BÉLUGAS
Alors que s’épuisent les efforts pour éradiquer le béluga, l’animal continue d’être ciblé par les aquariums du monde. Déjà en 1878, on note la présence d’un « white whale from the Gulf of St. Lawrence » à l’aquarium de Westminster, en Angleterre.
Les jeunes bélugas sont particulièrement recherchés pour leur taille plus petite, comme en témoigne l’Almanach de l’Action sociale catholique en 1922 : « Comme ils sont pauvres en graisse, on les relâche [sic] ou on les amène vivants pour les expédier aux aquariums des musées américains. »
Même dans les années 1990, le Biodôme de Montréal jongle pour un temps avec l’idée d’acquérir un spécimen, après la mort d’un bébé béluga qu’il tentait de sauver.
Dans son documentaire Pour la suite du monde (Office national du film du Canada), Pierre
Perrault porte son regard sur les habitants de L’Isle-aux-Coudres en 1962. (D’ailleurs, une récente adaptation théâtrale est présentée actuellement à Québec sur les planches de La Bordée, du 19 septembre au 14 octobre.)
Le cinéaste fait appel aux connaissances des derniers héritiers de la « pêche aux marsouins » pour capturer un dernier béluga.
Le film a pour but de « perpétuer la mémoire » d’une activité économique pratiquée de père en fils depuis les débuts de la colonisation de la Nouvelle-France. Cette dernière pêche sert aussi de prétexte pour observer la place de la masculinité canadienne-française au sein des relations entre deux générations de Coudrilois.
Malgré nos sensibilités modernes, on ne peut s’empêcher d’être emballé en suivant les préparatifs, qui s’étalent sur plusieurs mois. Selon l’un des patriarches de l’île, « [c]’est la pêche la plus enivrante, qui donne le plus de passion à l’homme, la pêche la plus belle qui peut se faire ».
Alors que le documentaire se termine effectivement avec la capture d’un béluga, qui sera transporté à l’aquarium de New York, on peut se demander ce qui arrivera à l’animal…
Une recherche dans les archives conservées par BAnQ révèle que le jeune marsouin, surnommé Blanchon, survivra 40 ans en captivité.
UNE ESPÈCE ENFIN PROTÉGÉE, MAIS TOUJOURS FRAGILE
À partir de 1979, année de la création du ministère de l’Environnement, la chasse aux bélugas est interdite.
Puis, en 1992, la vente de bélugas aux aquariums à travers le monde est à son tour proscrite. Les acheteurs potentiels devront dorénavant se tourner vers la Russie. Malgré les lois et les protections environnementales mises en place pour sa protection, le béluga est aujourd’hui toujours en danger, à cause de la pollution et des collisions avec les véhicules maritimes.
En 1988, il ne restait plus qu’environ 500 individus dans le fleuve SaintLaurent. Presque quatre décennies plus tard, la population n’a pas tout à fait doublé. L’espèce tarde à retrouver sa population de jadis ; il faut dire que la femelle n’a qu’un seul petit tous les trois ans.
Malgré une récente étude démontrant que leur nombre courant a longtemps été sous-estimé, il n’en demeure pas moins que la population actuelle représente moins de 20 % de celle du début du XXe siècle.
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en images, un ouvrage illustré d’archives conservées par BAnQ.
• Vous pouvez consulter la page Facebook de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ) : facebook.com/banqweb20
• Vous pouvez également lire nos textes produits par la Société historique de Québec ici : journaldequebec.com/auteur/societe-historique-de-quebec