Le Journal de Montreal - Weekend
ROCAMBOLESQUE HYMNE À LA VIE
Que ce soit la luxuriante nature des Cantons-de-l’Est ou la vastitude des paysages de Charlevoix, les deux albums présentés ce mois-ci nous convient d’abord tous deux à une traversée du territoire de l’intime.
Si l’on vous annonçait qu’il ne vous restait que trois mois à vivre, que feriez-vous ? C’est sur cette prémisse que s’ouvre le formidable album La loi des probabilités de Pascal Rabaté et François Ravard publié ces jours-ci chez Futuropolis. Martin Henry, cinquantenaire français travaillant comme concepteur de mots croisés et sur qui l’impitoyable diagnostic tombe, décide de plaquer le cadre rigide du quotidien afin de réaliser un vieux rêve : aller voir les baleines au Québec. Il convainc son épouse de prendre congé sans l’informer de la réelle raison.
Non, seulement il y avait une erreur sur le patient, mais, en plus, le couple se rend à Tadoussac en plein hiver.
C’est suite à une résidence d’un mois dans la Vieille Capitale organisée par QuébecBD que Pascal Rabaté a l’idée de La loi des probabilités. Il contacte alors son collègue illustrateur François Ravard avec qui il a collaboré sur la délicieuse comédie romantique rurale La 5e roue du tracteur. Ce dernier avait également passé près d’un mois dans la Belle Province quelques années plus tôt. C’est autour de la thématique du décalage que le tandem construit ce fort bel objet drolatique et bienveillant.
CHRONIQUE DES GENS ORDINAIRES
Auteur de nombreux albums à succès dont Les Petits ruisseaux – qui vient tout juste d’être réédité dans un bel écrin – naviguant habilement du 9e au 7e art, l’illustrateur Pascal Rabaté ne se considère pourtant pas comme scénariste. « Le moteur de tous mes travaux, c’est la poésie et la faculté de s’émerveiller devant les petites choses du quotidien », lance l’artiste.
« D’un dessin fragile doit transpirer l’humanité des personnages, comme chez Sempé pour qui j’ai une grande admiration ».
François Ravard était le choix tout désigné aux pinceaux. « Nos univers graphiques à Pascal et moi sont proches. »
Ravard propose d’ailleurs de superbes planches, où les corps en sempiternel mouvement embrassent les codes de la comédie physique. Il nous gracie de superbes plans larges, comme dans le cinéma de Buster Keaton, où les cascades poussées visuellement à leurs paroxysmes tiennent davantage du ballet alors que les corps valsent et ondulent. Mais les auteurs se gardent bien de hisser les lectrices et lecteurs au-dessus des personnages, faisant fi de la première règle du genre burlesque.
« Contrairement au cinéma français qui verse souvent dans le second degré, je refuse de m’y dissimuler. Je préfère ne rien fabriquer, m’en tenir au premier degré. Mes personnages ne sont pas exemplaires, ils sont au contraire humains, incarnés. C’est là que réside leur charme. »
À cette heureuse transgression de règle, Ravard et Rabaté réussissent à insuffler une dimension poétique. Cet inusité croisement donne lieu à un petit théâtre de papier bienveillant, drôle et profondément touchant.
Plus étonnant encore, l’album donne l’impression d’être l’oeuvre d’une seule voix. Cette oeuvre, qui a le coeur grand comme une baleine, est heureusement exempte des lassants stéréotypes usuels (poutine, sirop d’érable, accent québécois). Ravard réussit même à nous faire redécouvrir la beauté de nos paysages grâce à la vivacité de son trait et la tonicité de ses lavis.
Un album onctueux et réconfortant se déguste lentement, comme un chocolat chaud en saison hivernale.