Le Journal de Montreal - Weekend

TROP LOIN, TROP LIBRE

Sacha n’en fait qu’à sa tête et le Yukon est pour elle une terre de liberté. Elle ne verra pas que peu à peu le sol se dérobe sous ses pieds.

- JOSÉE BOILEAU Collaborat­ion spéciale

Avant même sa parution, la rumeur voulait que La version qui n’intéresse personne soit un roman puissant. De fait, on sort époustoufl­és de ce premier ouvrage d’Emmanuelle Pierrot.

Il met en scène une jeune femme, alter ego de l’autrice. À 18 ans, elle part pour le Yukon avec Tom, son ami d’enfance. Ils fuient tous deux des milieux difficiles. Au loin, dans des villes isolées, il y aura assurément moyen de se rebâtir une vie.

Le duo s’installe à Dawson City. Il se joint sans peine à la petite bande anticonfor­miste qui y a trouvé refuge. On travaille un peu et on se défonce beaucoup. L’alcool, la drogue, le sexe, tout s’offre sans tabou. Il suffit de prendre la vie comme elle vient, et Sacha ne tient qu’à en profiter.

Même le fait de loger dans une cabane sans eau courante ni électricit­é ne la rebute pas. Les femmes sont sympathiqu­es, les hommes sont attirants, Tom est à ses côtés, et Luna, magnifique chienne-louve, est devenue l’inséparabl­e complice de ses jours.

Et puis, un jour, Sacha tombe en amour. Il s’appelle Kosmas. Ce n’est plus le paradis, c’est le nirvana !

C’est plutôt le début de la fin, mais Sacha ne voit rien venir. Elle ne sait pas que Tom est jaloux, qu’il médit dans son dos. Ses « amis » finiront par la fuir ou l’abreuver d’injures. Son isolement devient même dangereux lorsque la pandémie de Covid arrive et que s’impose le confinemen­t.

LA VIOLENCE DU REJET

La force d’Emmanuelle Pierrot tient d’abord à sa manière très concrète de raconter le quotidien de Sacha et de sa bande. C’est cru, direct, précis, si foisonnant de détails qu’on croirait qu’il y en a trop.

Mais quand le roman bascule, on comprend que l’autrice, en nous ayant à ce point intégré au groupe, fait ainsi pleinement ressentir la violence du rejet que Sacha subit.

Celle-ci est clouée au pilori, puis agressée, en raison d’une liberté sexuelle qu’elle croyait acquise pour les femmes. Pierrot le relate en des pages étouffante­s où nous devenons Sacha, confinée avec son agresseur.

Mais le glissement qui s’opère collective­ment est aussi fascinant à suivre tant l’autrice l’a bien cerné.

Plus une bande se tient serrée, plus elle devient manipulabl­e et intolérant­e à qui ne suit pas ses codes. Ce constat ne s’applique pas qu’aux groupes fermés que sont les équipes sportives, les militaires, les policiers… Même les anarchiste­s, comme ceux du roman, peuvent refuser d’entendre d’autres versions que la leur. Tout groupe cache une meute.

Et pourtant, humanité il y a dans ce roman prenant et déstabilis­ant. Elle se niche dans les liens de Sacha avec sa chienne Luna. C’est le vrai duo du récit, qui s’est apprivoisé et s’aime sans réserve. Il nous hante jusqu’à la dernière ligne.

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368 pages
2023
LA VERSION QUI N’INTÉRESSE PERSONNE Emmanuelle Pierrot Le Quartanier 368 pages 2023
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