Le Journal de Montreal - Weekend

La bataille du Saint-Laurent, un épisode largement méconnu

- JEAN-FRANÇOIS CARON

Entre 1942 et 1944, une douzaine d’U-boote (diminutif de Unterseebo­ote, « sous-marin » en allemand) pénètrent profondéme­nt dans le fleuve Saint-Laurent et coulent 23 navires. Cet épisode de la bataille de l’Atlantique est mieux connu sous le nom de « bataille du Saint-Laurent » et demeure largement méconnu au Québec. Collaborat­ion spéciale - Historien

Pour la première fois depuis la guerre de 1812, des navires ennemis envahissen­t les eaux territoria­les. La guerre, jusqu’alors lointaine, devient soudaineme­nt beaucoup plus concrète et menaçante, certaines batailles ayant même lieu sous le regard consterné des riverains.

L’OPÉRATION PAUKENSCHL­AG

L’invasion du Saint-Laurent se déroule dans le cadre de l’Opération Paukenschl­ag, une offensive de la Kriegsmari­ne contre les côtes d’Amérique du Nord. Lancés depuis leurs bases en France, les U-boote peuvent traverser l’Atlantique, semer la mort, et revenir en Europe sans refaire le plein. Pris de vitesse, les Canadiens ne tarderont toutefois pas à réagir.

La bataille du Saint-Laurent débute dans la nuit du 11 au 12 mai 1942, lorsque l’U-553 s’introduit dans le golfe et parvient à couler deux cargos marchands, les SS (Steam Ship) Nicoya et Leto. Ces agressions entraînent la mort de 18 marins.

Si le Canada est mal préparé pour cette attaque, le pays n’est pas sans ressource. Deux jours auparavant, l’U-553 doit plonger en urgence après avoir été repéré et attaqué par un avion B-17 de l’US Air Force. Le submersibl­e plonge, mais il est endommagé. Le lendemain, un gardien de phare de Cap-des-Rosiers rapporte aux autorités avoir aperçu un « tuyau de poêle » (périscope) dans les eaux gaspésienn­es, mais cet appel n’est pas pris au sérieux. Ainsi, les deux premières attaques dans le Saint-Laurent demeurèren­t sans réponse.

QUATRE TORPILLAGE­S EN JUILLET

Le 6 juillet 1942, vers 23 h, l’U-132 repère un convoi de 14 navires au large de Gaspé. Aucun n’aperçoit la tourelle de l’U-boot, l’une des rares à être peinte d’une croix gammée. Le commandant Ernst Vogelsang ordonne une salve de quatre torpilles. La première frappe de plein fouet le SS Anastasios Pateras. Quelques secondes plus tard, une autre détonation illumine le brouillard nocturne du Saint-Laurent, alors que le SS Hainaut subit le même sort. Volgelsang observe le convoi se disperser dans toutes les directions et poursuit le SS Dinaric, qu’il touche à 1 h 45 le lendemain matin. Or, au moment de porter le coup de grâce, l’officier allemand est surpris par un obus éclairant lancé depuis le dragueur de mines HMCS Drummondvi­lle, qui fonce sur lui à pleine vitesse pour l’éperonner.

L’U-boot plonge en urgence, évitant le choc de justesse, mais est endommagé et coule à 185 mètres. Par une manoeuvre audacieuse, il parvient toutefois à s’échapper. Le 20 juillet, Vogelsang frappe de nouveau (en plein jour !) en torpillant le SS Frederika Lensen depuis le coeur même d’un autre convoi.

MARGARET BROOKE ET LA TRAGÉDIE DU SS CARIBOU

Le 14 octobre 1942, vers 3 h du matin, les infirmière­s Margaret Brooke et Agnes Wilkie dorment à bord du traversier SS Caribou lorsque le navire est frappé par une torpille lancée par l’U-69. Les deux femmes sont brusquemen­t projetées hors de leur couchette. Sur le pont, c’est la panique. « Les gens criaient et hurlaient. […] tout le monde était terrifié. » Le Caribou coule en cinq minutes. Les deux femmes se cramponnen­t aux câbles d’un radeau de sauvetage chaviré.

Conforméme­nt au protocole militaire qui privilégie une posture agressive, le dragueur de mines qui les escorte attaque d’abord l’U-boot avant d’aller secourir les naufragés. Entre-temps, les heures passent et Agnes faiblit. Plusieurs fois, Margaret la rattrape, se retenant d’une seule main.

À l’aube, une vague emporte le corps d’Agnes Wilkie. Cent trente-six personnes périssent dans cette tragédie

– la plus meurtrière de la bataille du Saint-Laurent – dont des femmes et des enfants.

Pour avoir tout tenté pour sauver son amie, Margaret Brooke est décorée de l’ordre de l’Empire britanniqu­e. Un navire militaire porte aujourd’hui son nom : une première dans l’histoire canadienne.

GASPÉSIE, CHAMPS DE BATAILLE

En 1942, un journalist­e de La Presse écrit : « Les Gaspésiens ont l’oeil ouvert. Chaque Gaspésien est devenu un guetteur en service 24 h par jour ». La région se transforme alors en véritable champ de bataille.

Le port de Gaspé est verrouillé d’un filet anti-sous-marin, des masques à gaz sont distribués et l’obscurciss­ement (souvent nommé black-out) est imposé.

Pour empêcher les U-boote de repérer les villages côtiers, les habitants doivent couvrir leurs fenêtres de rideaux opaques et masquer les phares de leurs véhicules.

En descendant le fleuve, la zone de guerre commence à L’Isle-Verte : c’est là que les voitures doivent faire halte pour peindre leurs phares en noir.

Cette vigilance s’applique aussi aux navires dont la silhouette doit demeurer discrète.

Textes du Musée naval de Québec pour la Société historique de Québec

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La frégate canadienne HMCS Magog en cale sèche au chantier maritime Davie de Lauzon en 1944 après avoir été torpillée par le sous-marin allemand U-1223 au large de Pointe-des-Monts.
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Explosion d’une charge de profondeur, l’arme principale utilisée pour la chasse anti-sous-marine
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Photograph­ie d’équipage du HMCS Drummondvi­lle

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