Le Journal de Montreal - Weekend

UN PÈRE EXEMPLAIRE

- JACQUES LANCTÔT Collaborat­ion spéciale

Après avoir raconté l’histoire de sa mère, N’oublie

jamais, « une femme incroyable, quatre pieds onze pouces de dynamite, de volonté, de désir de vivre, d’amour grand et pur. Une femme de savoirs, d’expérience­s, qui avait fait le tour de la planète », Gregory Charles, désormais « quinquagén­aire orphelin », se met à la tâche de raconter à sa fille l’histoire de son propre père, Lennox, disparu un an après la mort de sa femme, la grand-mère de sa fille Julia. Une mort difficile à accepter : happé par un véhicule de déneigemen­t, il est décédé quelques jours plus tard à l’hôpital. Il souffrait depuis quelque temps de l’Alzheimer.

Gregory est toujours habité par un fort sentiment de culpabilit­é, pour ne pas avoir insisté pour aller chercher son père après sa messe à l’oratoire Saint-Joseph, lui dont la vie jusqu’à maintenant avait été remplie de joie. Après la disparitio­n de sa mère, un an auparavant, cette mort lui a fait « plier l’échine ».

Aussi se propose-t-il de raconter à sa fille qui fut son père, elle qui a assisté aux funéraille­s de son grandpère et au concert d’éloges qui a ponctué la cérémonie, sans trop savoir pourquoi tant de gens ont manifesté leur immense tristesse à la suite de la disparitio­n de cet « homme ordinaire, doux et affable ».

Lennox, originaire de l’île de Trinidad, dans les Caraïbes, aurait eu un ancêtre français, du côté maternel. Soldat dans l’armée de Louis XIV, celui-ci aurait abouti en NouvelleFr­ance en 1705. Un autre, originaire de l’île de Gorée, au Sénégal, aurait été envoyé aux États-Unis comme esclave. Les arrière-grands-parents de Gregory se sont brisé les os et déchiré les mains dans les champs de coton de l’Alabama et de la Louisiane. Des femmes de cette famille se sont ensuite retrouvées comme domestique­s dans une riche famille française de La Nouvelle-Orléans.

Ce fut leur premier contact avec la langue française. « Ta grandmère parlait le patois, explique-t-il à sa fille, un dialecte différent du créole parlé par les Haïtiens, mais contenant des inflexions et des expression­s que l’on retrouve dans les textes de musique cajuns ».

La révolte des esclaves en Haïti occasionna de nombreux déplacemen­ts. En 1804, Haïti devient la première république souveraine dirigée par des personnes de race noire. « J’aime penser que tes aïeux ont croisé JeanJacque­s Dessalines, le lieutenant de Toussaint Louverture, qui a mené son pays à l’indépendan­ce », écrit-il à sa fille, tout en rappelant que l’esclavage a été aboli en 1848 dans les colonies françaises et en 1865 aux États-Unis.

Gregory souligne que ses grandspare­nts sont tous arrivés « au moment où des changement­s sociaux majeurs étaient sur le point d’émerger et ils y ont participé ». D’un côté, ce fut la reconnaiss­ance des droits des personnes de couleur, avec la reconnaiss­ance de l’accès à l’éducation et à la propriété. De l’autre, ce fut la reconnaiss­ance des droits des Canadiens français. Deux pays, deux réalités, mais même combat, conclut-il.

GRANDE FIERTÉ

Gregory Charles est issu d’une famille de musiciens. Certains de ses oncles ont même accompagné Harry Belafonte et Neil Diamond. Il est fier de souligner que son père a participé à l’indépendan­ce de son pays, Trinidad, en 1962. Et qu’il a également lutté, parfois aux côtés de Martin Luther King, pour changer la situation aux États-Unis où il a vécu et où sévissait la ségrégatio­n raciale. « Les Noirs ne pouvaient pas manger dans les mêmes restaurant­s que les Blancs, ils ne pouvaient pas dormir dans les mêmes hôtels, ils ne pouvaient pas aller dans les mêmes toilettes ni partager les mêmes autobus, explique-t-il à sa fille. Dans les églises, les Noirs devaient s’asseoir à l’étage afin de ne pas contaminer la “pureté” des Blancs qu’on jugeait alors “plus proches” du divin. »

Il est doux à l’oreille d’entendre Gregory Charles raconter à sa fille que « le Montréal des années 1960 était déjà constitué de plusieurs décennies d’intégratio­n ethnique. Les cabarets étaient ouverts aux gens de tous les horizons et la métropole était la seule ville en Amérique où les musiciens, les artistes noirs et latinos partageaie­nt la scène avec des artistes blancs. » Et de savoir que toute sa famille a milité pour l’indépendan­ce du Québec.

Merci, Gregory, pour cette belle histoire. J’aurais aimé avoir eu un papa comme le vôtre, dont j’aurais pu partager les idées.

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UN HOMME COMME LUI Gregory Charles Éditions La Presse
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