Le Journal de Montreal - Weekend
COMMENT RÉSISTER À UN MONSTRE ?
Comment ne pas être flattée de travailler aux côtés d’une célébrité ? Et ce, même quand une face sombre peu à peu se fait voir…
Avec La punition, Jean-Philippe Bernié nous fait entrer dans les eaux troubles d’une relation professionnelle toxique, ce qui est en soi intrigant. Mais il a l’intelligence de ne pas tourner ça en un film d’horreur, ce qui est encore plus intéressant.
Bernié, dont c’est le quatrième roman, met en scène Monica Réault, une jeune femme qui travaillait jusque-là aux côtés d’une professeure d’université exigeante et peu sympathique. Or, sans crier gare, celle-ci a décidé de rentrer en France. (Il y a ici un clin d’oeil aux deux premiers romans de Bernié, parus il y a dix ans, qui avaient cette Claire Lanriel comme personnage central.)
Monica se retrouve donc sans emploi. Mais par hasard, en furetant dans les boutiques du vieux Pointe-Claire, elle croise une idole de sa jeunesse, la romancière Grace Davenay Lockhart. Mieux encore, celle-ci doit donner une conférence dans ce coin de l’île de Montréal. Pourquoi ne pas y assister ?
UN TOURBILLON DANGEREUX
Le courant va immédiatement passer entre les deux femmes. Cela tombe bien parce que la grande écrivaine, de réputation internationale, vient de s’installer à Pointe-Claire, qu’elle a besoin d’aide pour la revue littéraire dont elle s’occupe et que Monica a du temps à lui consacrer.
Celle-ci est d’abord subjuguée par la quantité de travail que Grace Davenay Lockhart abat. Rien d’autre ne remplit sa vie. Monica, elle, a un grand-père dont elle doit s’occuper, un amant occasionnel, et des démarches à faire pour se trouver un emploi.
Mais rapidement, elle est happée par le tourbillon dans lequel la plonge l’écrivaine qui en revanche s’attend à une disponibilité totale de sa part. Et Monica, qui se découvre des talents de réviseure, puis de scénariste, se laisse envahir par les plaisirs de l’écriture et les leçons que lui livre la grande Davenay Lockhart.
Celle-ci est impitoyable quand il s’agit de déceler les faiblesses des textes, mais elle est aussi implacable autrement : elle n’a aucune empathie pour l’espèce humaine. Exploiter le travail des autres ne lui cause donc aucun souci, et elle ne comprend pas les scrupules de Monica à cet égard.
Dès lors, jusqu’où ira celle-ci dans les compromis éthiques, et même dans les sacrifices qui lui sont peu à peu demandés ?
UN ROMAN TROUBLANT
Bernié explore bien l’ambiguïté dans laquelle son personnage central se trouve. D’un côté, Monica voit que son idole d’autrefois est un monstre d’égoïsme ; de l’autre, elle admire la force de cette femme quand il s’agit d’écrire. Davenay Lockhart sait comment faire évoluer un texte, créer des personnages inoubliables, bâtir des scènes pivots…
Rarement le « travail » qu’est l’écriture est aussi bien mis en valeur et on comprend que Monica ait du mal à s’éloigner d’un exercice aussi ensorcelant. Pourtant, Grace donne froid dans le dos.
Mais n’est-ce pas ce paradoxe qui fait la force des dominateurs — et celle de ce roman troublant ?