Le Journal de Montreal - Weekend
JULES VERNE COMME VOUS NE L’AVEZ JAMAIS VU
Lancée il y a 40 ans, l’iconique série Les Cités obscures de François Schiten et Benoit Peeters, que l’on croyait à l’arrêt depuis la parution de Souvenirs de l’éternel présent en 2009, fait l’objet d’une réactivation tout aussi inespérée que magistrale avec Le retour du Capitaine Nemo.
Car il faut bien le dire d’entrée de jeu, ce nouvel album est l’occasion d’une rencontre au sommet entre deux immenses contributeurs du 9e art et Jules Verne. Pourtant, la présence de la figure emblématique de la science-fiction se fait sentir depuis fort longtemps dans l’imaginaire du tandem européen.
« Nous avions déjà fait apparaître Jules Verne dans L’Enfant penchée et L’Écho des cités. Il est devenu un acteur important des Cités obscures », affirme le scénariste Benoit Peeters. « Le retour du Capitaine Nemo se situe sur la ligne de crête entre le monde réel et celui des Cités obscures. Tout cela s’est fait de manière très naturelle. »
En quoi Verne constitue-t-il une rencontre déterminante pour la fantasmagorie graphique de François Schuiten ?
« Sans doute parce qu’il a réussi avec son éditeur à créer un objet profondément moderne qui allie une qualité sensorielle, visuelle, à la puissance d’un imaginaire visionnaire relié à son époque. Un objet livre parfait, rarement égalé. Quand on découvre cela très jeune, cela vous impressionne pendant toute votre vie d’auteur. Et on y revient régulièrement pour mieux comprendre ce qui perdure si fort en vous. »
NEMO 2.0
C’est de la commande d’un bronze au dessinateur François Schuiten et au sculpteur Pierre Matter pour la ville d’Amiens, où vécut Jules Verne, qu’émane le présent projet d’album.
« Lorsque j’ai découvert les premières grandes images de François, j’ai eu immédiatement envie d’écrire un récit, de faire parler ce capitaine Nemo que l’on croyait mort », se remémore Peeters. « François s’est alors lancé dans une autre série de dessins. Et je me suis remis à écrire. Notre collaboration repose sur l’amitié et le plaisir. Il n’y a pas un scénariste d’un côté et un dessinateur de l’autre. Nous échangeons en toute liberté. Sous la grande ombre du fantôme bienveillant de Jules Verne qui nous regarde… »
Le célèbre duo imagine donc une suite aux aventures d’un Némo amnésique à la barre du Nauti-poulpe, un sous-marin mi-machine mi-céphalopode, naviguant dans un futur dystopique que l’auteur de 20 000 Lieues sous les mers et de L’Île mystérieuse n’aurait assurément pas renié.
« J’ai tenté de retrouver la fascination que j’avais devant les livres somptueux édités par Hetzel, avec leurs cartonnages et les gravures qui parsemaient le récit. Ce sont des objets d’une grande modernité dans leur rapport à l’image », renchérit Schuiten. « Je suis notamment venu à la BD par le plaisir que j’avais à regarder ces dessins. Et même si je ne pratique pas la gravure, j’ai voulu rendre hommage à ces remarquables illustrations. »
Alors que certains bédéistes optent pour une libre réinterprétation du personnage – dont Alan Moore et Kevin O’Neill avec leur League of Extraordinary Gentlement et la trilogie Nemo – Schuiten et Peeters demeurent quant à eux fidèles à l’esprit victorien.
« Nous sommes des enfants de Jules Verne, mais nous ne sommes pas serviles. À notre façon, nous essayons de le réinventer. C’est pour nous une façon de lui être fidèle », poursuit François Schuiten. « Benoît connaît comme moi très bien l’oeuvre de Jules Verne. Nous avons tous deux été frappés par la présence du capitaine Nemo, féroce et sombre, qui correspond à une partie de la personnalité de Jules Verne, tout comme le roman retrouvé Paris au XXe siècle que j’ai eu la chance d’illustrer. Nemo est le plus beau “méchant” qui soit. Les personnages ne sont jamais aussi forts et passionnants que quand ils sont l’incarnation de leur auteur. »
TERRE, AIR, EAU ET FEU
En cette ère bercée par la nostalgie où les reprises de grands classiques se succèdent à un rythme effréné, le duo échappe aux considérations mercantiles qui semblent en animer plusieurs.
« Jules Verne, ce n’est pas qu’un nom que l’on brandit. Il faut le relier à l’extraordinaire, aux mythologies puissantes qui sont à l’oeuvre dans ses grands romans. Il est fascinant de penser à cet homme qui, depuis son minuscule bureau d’Amiens, explorait des mondes infiniment vastes. Verne est un des rares auteurs à l’aise dans les quatre éléments. Il est le romancier de la terre, de l’air, de l’eau et du feu. C’est le même homme qui s’élance vers la Lune, traverse les steppes de Sibérie, plonge au centre de la Terre et parcourt vingt mille lieues sous les mers », disserte Peeters. « Ses Voyages extraordinaires ne proposent pas seulement la panoplie positiviste du savoir de son temps ; ils s’inscrivent dans un imaginaire très puissant capable de faire résonner les mythes et les archétypes. Qui d’autre en était capable dans la littérature française de son temps, sinon Victor Hugo ? »