Le Journal de Montreal - Weekend
LES FONDEMENTS DE LA VIOLENCE
Neuropsychiatre et auteur de nombreux best-sellers, Boris Cyrulnik est connu pour avoir popularisé le concept de la résilience. Dans son nouveau livre, Quarante voleurs en carence affective, il poursuit son exploration de l’âme humaine. Pour lui, il est clair que les enfants en carence affective risquent de devenir des adultes violents. Arrêté et isolé lui-même à l’âge de 6 ans pendant la Deuxième Guerre mondiale, il a tenu le coup en tissant des liens avec des animaux et s’en est sorti après avoir été secouru et sécurisé par des Justes.
En entrevue, Boris Cyrulnik explique les conséquences terribles des carences et des manques affectifs chez les enfants.
« C’est une notion qui a été proposée en 1951 par John Bowlby, quand l’OMS lui a demandé un rapport parce qu’il y avait, après la Seconde Guerre mondiale, tellement d’orphelins – des millions d’orphelins – qui étaient d’une violence extrême. »
« C’était difficile d’intervenir militairement contre ces enfants. Pour eux, la violence était une adaptation à une culture et à un contexte culturel d’une extrême violence. Ils avaient subi la guerre, ils étaient orphelins, et l’adaptation à cette violence sociale, c’était leur propre violence. Ils attaquaient les gens dans les rues, ils volaient et devenaient délinquants. »
« John Bowlby a relevé la notion que chez les animaux, chez les mammifères supérieurs, et particulièrement chez les primates, la privation d’environnement, l’isolement sensoriel, la privation d’altérité augmentaient les activités autocentrées et à la moindre émotion, ces mammifères supérieurs réagissaient par une grande violence contre les autres ou contre eux-mêmes. »
AUCUN SUBSTITUT AFFECTIF
Boris Cyrulnik rappelle qu’en Roumanie, après la guerre, le dictateur
Ceausescu obligeait les femmes à travailler 14 h par jour pour effacer la dette et les obligeait aussi à mettre au monde des enfants – des garçons, de préférence – pour faire la guerre ou pour travailler 15 h par jour au fond des mines.
« Les femmes étaient surveillées, mais Ceausescu n’avait proposé aucun substitut affectif. Donc presque 200 000 enfants ont été placés dans des orphelinats que j’ai vus. Le mot “orphelinat” est abusif parce que beaucoup de Roumains ont bien fait le travail dans les orphelinats, mais là, il s’agissait de mouroirs où les enfants étaient complètement isolés. On ne leur parlait pas. On ne les toilettait pas. On les nourrissait vaguement une fois par jour et on leur envoyait un coup de jet d’eau une fois par mois. »
« Ces enfants, à cause d’une pensée politique, étaient placés en isolement sensoriel très important. Ils sont devenus d’une extrême agressivité contre les autres et contre eux-mêmes. »
Boris Cyrulnik était à Bucarest, en Roumanie, et connaissait la notion véhiculée par John Bowlby. Il a appris qu’il y avait des atrophies cérébrales localisées.
« On savait les décrire, mais on ne savait pas les expliquer. C’est la neuroimagerie, avec Nelson et Zeanaa, deux Américains, qui a montré que l’isolement sensoriel de ces enfants, provoqué par la politique criminelle de Ceausescu, avait provoqué des atrophies cérébrales localisées. »
FACTEURS DE PROTECTION
Le neuropsychiatre a lui-même connu des carences affectives pendant la guerre. Qu’est-ce qui fait qu’il s’en est bien sorti ?
« J’ai été arrêté à l’âge de 6 ans, emprisonné, isolé sensoriellement pendant plusieurs mois. J’avais des activités autocentrées comme tous ces enfants. J’étais probablement pseudoautiste comme tous ces enfants. […] Mais avant mon arrestation, ma mère avait probablement pu m’entourer suffisamment pour me donner des facteurs de protection, alors que si elle m’avait isolé, j’aurais acquis des facteurs de vulnérabilité. »
« Cette agression, de mon arrestation et de mon isolement sensoriel, probablement, aurait fait plus de dégâts. Après mon évasion, j’ai été très bien entouré par des Justes chrétiens qui m’ont protégé, qui m’ont sécurisé et qui m’ont permis de reprendre une nouvelle évolution. C’est la définition de la résilience. »