Le Journal de Montreal - Weekend
RIEN DE BUCOLIQUE
ROMANS D’ICI La vie sur une ferme est d’une grande âpreté tant le travail y a priorité. Autant le raconter comme il se doit : crûment !
C’est tout un défi que relève Steve Poutré avec son premier roman.
Le narrateur de Lait cru est hospitalisé dans une unité psychiatrique, là où brillent les néons, où les repas sont sans saveur, où les odeurs sont javellisées.
Mais sa tête ressasse les images de là où il vient et celles-ci sont pleines de bruits, de senteurs et d’émotions aussi fortes que refoulées. Le contraste est saisissant.
La famille du jeune homme est propriétaire d’une ferme laitière depuis plusieurs générations. Un milieu exigeant, qui gruge les hommes qui y sont asservis et qui lasse les femmes.
« Une vie sans vacances et sans excuses, à se vider à vider des vaches. » Pas pour rien que surviennent les suicides.
Le narrateur lui-même dérape depuis déjà longtemps. D’ailleurs, c’est parce qu’on l’a retrouvé gelé au milieu des bois qu’il est maintenant hospitalisé. L’équipe soignante l’encourage maintenant à écrire ses pensées.
Ce qui le ramène à la ferme, et d’abord à l’heure de la traite, quand « des centaines de sabots frappent le sol » et que grand-père, père, oncles, enfants sont à la tâche. Il ne faut pas traîner, quitte à sortir la fourche pour piquer la vache qui ne veut pas se lever. On est en février, mais l’air de l’étable est suffocant, la poussière de moulée « gratte les poumons » et « l’odeur d’ammoniac dégagée par l’urine nous étourdit ».
DE NOMBREUX TOURMENTS
Ainsi va le premier chapitre. Les autres qui suivront seront tout aussi exempts de pittoresque. Le petit village des Cantons-de-l’Est, où se situe la ferme, est « un décor au bord de l’effondrement », la demeure elle-même tient de la brocante – parce que le père ramasse ce qui traîne en bordure des routes pour le revendre.
Et les animaux sont objet de consommation, d’où la séparation immédiate entre la mère et le veau naissant. Le lait de la première est strictement destiné à la vente. « Ce veau ne saura jamais qu’il est un mammifère. »
Quant au travail, il est constant. Ramasser les oeufs des poules, surveiller la couveuse, faire les foins – ce que tout le monde déteste. Et quand on a mal ou quand il faut tuer les bêtes, le conseil est tôt enseigné : « Pense à autre chose. »
Mais le pire n’est-il pas cette espérance mise sur les épaules des garçons : que la ferme survive. « Ne pas être le maillon faible, la cassure dans le temps. » Comment un enfant rêveur, ou fragile, ou rebelle, peut-il s’en sortir ?
Poutré explore superbement ces tourments. La tête de son narrateur s’emballe, poursuivi d’anges noirs et d’âmes ricaneuses. En même temps, on reste sur le plancher des vaches – littéralement ! – ou sur celui de l’hôpital, où le quotidien a aussi son rituel et ses dangers.
Ce roman instructif, charnel, poétique aussi, nous habite longtemps.