Le Journal de Montreal - Weekend
RETOUR AUX SOURCES
Révélé dans l’hebdomadaire Fluide glacial au début des années 90, l’immense Blutch, à l’instar de Lucky Luke, ne rate jamais sa cible, enchaînant coup sur coup les albums à la virtuosité incontestable. Avec son hommage senti à Lucky Luke intitulé Les Indomptés, il couche sur papier un récit qui est en gestation depuis 50 ans, assurément son plus intime en carrière.
Blutch ne fait rien comme les autres. Alors que les reprises de grands classiques du 9e art pullulent, son hommage à l’iconoclaste cowboy imaginé par Morris en 1947 est l’occasion de questionner son rapport au médium.
« J’ai un attachement profond aux grands classiques franco-belges. Parce qu’ils incarnent ce langage unique qu’est la bande dessinée. Avec Les Indomptés, j’ai voulu me positionner au niveau du personnage, proposer une histoire au premier degré, mettre mon ego de côté. J’ai tenté de renouer avec le langage spécifique de l’irréductible art de la bande dessinée, sa grammaire », affirme le créateur. « Pour moi, Lucky Luke se conjugue au présent. »
Mais également au passé, car Blutch multiplie les clins d’oeil au héros dès ses premiers ouvrages, notamment avec le délicieux diptyque Le petit Christian, où à l’instar de son alter ego, Blutch a appris à le dessiner dès l’âge de 5 ans, ce qui lui a évité d’être tabassé par ses camarades d’école.
Puis, plus tard, via Le Cavalier blanc no 2 (2000), où il réinterprète l’iconographique illustration de couverture en guise d’exercice de style, ainsi que dans Variations (2017), alors qu’il revisite une planche de l’album Le Grand Duc.
HOMMAGE À L’ENFANCE
À la lecture de ce Lucky Luke, on sent que l’artiste a voulu faire un album pour le plus grand nombre, mais également pour son plaisir personnel. « Avec Les Indomptés, j’ai essayé de matérialiser l’album manquant dans mes rayons, se situant à la belle époque du Cavalier blanc. Aussi, depuis longtemps, je cherchais à faire le portrait de mes trois enfants, sans emprunter la voie autobiographique. Lucky Luke m’a offert cette opportunité. »
Si le célèbre cowboy s’est frotté aux plus grands criminels de l’Ouest, ses pistolets ne lui sont d’aucune utilité face au plus grand défi de sa carrière de justicier : les enfants.
Les Indomptés s’ouvre sur trois petits diables que les parents ont désertés pour un butin sur lequel Grubby Feller et sa bande de desperados aimeraient bien remettre la main. S’il tente dans un premier temps de s’en départir – que peut-il bien faire de trois encombrants marmots mal élevés –, il part à la recherche des parents où tous convergent, question de rapidement reprendre ses activités de cowboy solitaire.
RIRES ET ÉMOTIONS
Notre héros favori est en parfait décalage, comme la colorée galerie de personnages – dont l’imparable Shérif niais en guise de lointain cousin germain des détectives Dupondt –, pour notre plus grand ravissement.
Blutch distille parfaitement l’esprit du tandem Morris/Goscinny. Des éclats de rire fusent tout au long de la chevauchée de cet album de 46 pages bien tassées, notamment grâce aux références à notre époque, aux sales gueules qui en peuplent les planches, au rythme effréné, au découpage chargé comme un colt 45, le tout nappé d’une finale qui vous serre à la gorge, comme tiré d’un lasso dont l’extrémité du cordon se rattache directement au coeur de l’auteur.
Aux couleurs, Daniel Blancou nous gracie de somptueux aplats, rehaussant le trait vivifiant de l’illustrateur. Les amateurs du dessin pourront également se rabattre sur une édition limitée noir et blanc au format à l’italienne.
Si Lucky Luke est condamné à errer sempiternellement sur les routes, Blutch rentre quant à lui à la maison avec cet hommage.
« Il aura fallu attendre longtemps avant de m’y mettre, d’avoir la maturité nécessaire pour réaliser l’album. D’ailleurs, je m’attablerais bien à un autre. Mais il faut d’abord trouver la bonne idée. »
D’ici là, il travaille déjà à une suite de l’univers érotico-poétique La mer à boire paru l’an dernier aux Éditions 2024.