Le Journal de Montreal - Weekend
Un livre très rare repose à Montréal
Dans la salle feutrée du quatrième étage de la Bibliothèque des lettres et sciences humaines de l’Université de Montréal, on approche le Magnificenze di Roma après s’être nettoyé les mains pour éviter de contaminer l’oeuvre de 276 ans qui s’ouvre devant n
« Il ne faut pas s’approcher avec un crayon à l’encre », intervient le bibliothécaire Éric Bouchard en me tendant un crayon mine pour mes notes. La moindre goutte d’encre sur ce volume excessivement rare pourrait affecter à jamais son authenticité et sa valeur.
Le livre grand format qui a subi une restauration il y a quelques années par le relieur Vianney Bélanger, de Montréal, à la suite d’une campagne de financement visant à amasser 8000 $, se présente comme un voyage en gravures à travers la Rome antique.
« Mais c’est une Rome plus imaginaire que réaliste », ajoute l’autre bibliothécaire spécialisé, Mathieu Thomas. Il montre en tournant délicatement les pages les images des personnages emprisonnés dans de vastes espaces jonchés de structures de pierres, de passerelles et d’escaliers.
Si l’équipe de bibliothécaires préfère ne pas donner de précisions sur le prix que vaudrait un tel livre sur le marché de l’art, afin de ne pas attirer l’attention des voleurs, disons que la seule série de 13 Carceri (prisons) s’est vendue 225 000 $ en 2019 chez Christies.
Et le volume compte 101 gravures…
AMOUREUX DE ROME
Giovanni Battista Piranesi, dit Piranèse (1720-1778), est né à Venise, mais est tombé follement amoureux de Rome lorsqu’il l’a visitée pour la première fois à 20 ans, au point de ne plus vouloir quitter cette ville.
D’abord formé comme architecte, il a connu la notoriété comme graveur méticuleux, productif et audacieux.
On sait que Piranèse et ses fils, Francesco et Pietro, ont multiplié les impressions à partir des plaques d’origine, ce qui fait que les oeuvres authentiques ne sont pas rares aujourd’hui dans les grands musées du monde.
Ce qui fait l’originalité du Magnificenze de l’Université de Montréal, c’est qu’il correspond aux toutes premières oeuvres majeures de la main du maître.
Avec cet ouvrage dans ses voûtes, Montréal se positionne parmi les capitales mondiales de Piranèse.
« Impossible d’étudier sérieusement Piranèse sans passer par Montréal », déclarait en 2001 l’historienne d’art Myra Nan Rosenfeld (décédée l’an dernier).
Embauchée d’abord par Phyllis Lambert pour conseiller le Centre canadien d’architecture dans l’achat d’oeuvres, la spécialiste n’était pas au bout de ses surprises lorsqu’elle a répertorié les Piranèse de Montréal.
Elle a découvert des gravures authentiques dans les archives du magasin Morgan avant d’étudier le livre de l’UdeM et de McGill, qui possède une importante reliure (Opere Varie).
Le plus drôle, c’est qu’on ignore la provenance exacte du trésor des collections spéciales, qui place le Service des bibliothèques de l’Université de Montréal parmi les privilégiés qui possèdent le Magnificenze d’origine (avec la New York Public Library, le Sir John Soane’s Museum, à Londres, l’Accademia di San Luca, à Rome, la Bibliothèque publique de Genève, la Bibliothèque nationale de France, à Paris, et la National Gallery, à Washington).
Si l’on s’attarde à la qualité de la conservation, Mme Rosenfeld plaçait même l’exemplaire de l’UdeM parmi les trois plus importants lors de notre rencontre.
ROME IMAGINAIRE
En page de garde, on peut admirer un magnifique autoportrait du graveur. Mais c’est la série des Carceri qui impressionne le plus.
Ce qui est particulier dans ces eaux-fortes fait remarquer M. Thomas, c’est que le dessin est à peine esquissé.
« Il ne s’agit pas d’oeuvres détaillées. L’artiste a grossièrement évoqué des prisons imaginaires où on voit des escaliers mener nulle part. C’est très étrange », poursuit-il.
Un peu à la manière des tableaux d’Escher, qui s’en serait inspiré, les prisons de Piranèse présentent des voies sans issue, des passerelles sans logique.
« On pense aussi aux escaliers dans Harry Potter », ajoute M. Thomas.
Réalistes ou pas, les Carceri ont inspiré d’innombrables écrivains français dont Victor Hugo et Alphonse de Lamartine et des poètes anglais comme Thomas de Quincey et Thomas Coolridge.
Marguerite Yourcenar a consacré en 1959 un livre complet à cette série d’oeuvres, Le cerveau noir de Piranèse.
« La véritable horreur des Carceri est moins dans quelques mystérieuses scènes de tourments que dans l’indifférence de ces fourmis humaines errant dans d’immenses espaces, et dont les divers groupes ne semblent presque jamais communiquer entre eux, ou même s’apercevoir de leur respective présence, encore bien moins remarquer que dans un recoin obscur on supplicie un condamné », écrit-elle.
L’équipe des bibliothèques tient à dire que sa collection de livres rares est à la disposition des chercheurs et du public.
Des visites guidées sont organisées sur demande.