Le Journal de Montreal - Weekend
DOUTER D’UN SOUVENIR GLAÇANT
ROMANS D’ICI Dès l’ouverture du roman La vengeance du petit Grégory ,ona un coup au coeur. Alors qu’il n’en avait jamais parlé jusqu’ici, le narrateur se surprend à raconter l’agression qu’il a subie enfant.
Filant sur son vélo, le jeune Grégory est sur le point de comprendre « que les maniaques existent dans les boisés ». Chevelu, barbu, avec des dents saillantes, comme il se doit d’un monstre. L’homme a un couteau.
« J’avais dix ans. Je savais à quoi sert un couteau, je pensais le savoir. » Cette innocence-là va voler en éclats. C’est dit tel que ressenti. L’enfant a peur et est prêt à toutes les obéissances pour garder sa vie, quitte à faire le mort en espérant un miracle.
Mais l’homme lui promet qu’il retrouvera sa mère s’il reste tranquille. La promesse sera tenue, alors l’enfant agressé respecte sa part du pacte : il ne parlera pas.
LA CURIOSITÉ
Si Gregory se confie des années plus tard, c’est que sa blonde est à ses côtés dans la voiture qui les emmène chez sa mère, près du boisé de son enfance.
Adèle a de l’empathie ; elle y ajoute de la curiosité. Alors il continue de parler, parce que l’histoire ne s’est pas terminée là.
Un jour, de loin, il a recroisé l’homme. Il a entrepris de l’espionner, en s’armant à son tour d’un couteau. L’homme a fini par s’en apercevoir et par confronter l’enfant. Il en mourra, et
Grégory, non sans mal, fera disparaître son corps. Ni vu, ni connu. Et c’est toujours resté ainsi.
C’est ici qu’Adèle tique : ben voyons ! Tu exagères, tu crois l’avoir tué pour mieux digérer ton traumatisme !
Et plus Grégory maintient sa version, plus elle le confronte, usant de colère comme de moqueries.
ENTRE FANTASMES ET RÉALITÉ
Or, autant les contours de l’agression sont nets, relatés avec une économie de mots qui la rende d’autant plus glaçante, autant Grégory Lemay entoure de flou sa suite. Et le Grégory de son roman – alter ego de l’auteur sans l’être tout à fait, comme il le plaide en entrevue – n’a guère droit au soutien attendu de nos jours lorsque de telles révélations éclatent.
Au contraire, Adèle se fait de moins en moins sympathique, et Grégory se laisse malmener, comme s’il répétait avec elle la soumission offerte autrefois à son agresseur.
Même sa mère, à qui Adèle a parlé, réagit peu. Quant aux gens croisés durant son séjour dans sa ville natale, ils n’ont que faire du passé.
Alors le drame s’éloigne, devient prétexte à un jeu de piste mêlé de libertinage au bout duquel il n’y aura pas de vérité établie hors de tout doute raisonnable, de celles qu’exigent les tribunaux.
Il en résulte un curieux roman où tout est ambivalence, les souvenirs comme les relations humaines. L’auteur nous tient constamment sur le fil, oscillant entre fantasmes et réalité, invention et sincérité.
On est déstabilisés. N’empêche que le coup au coeur de l’entrée en matière n’arrive jamais à s’effacer.