Le Journal de Montreal - Weekend
VOICI UN ESSAI ANCRÉ DANS NOTRE CULTURE PROFONDE
Voici un livre qui sent la terre, le foin, l’humus, que je me suis dit. L’auteur, fils d’agriculteur et d’agricultrice, est issu d’une lignée paysanne ininterrompue, des siècles durant, jusqu’à ce qu’il coupe le fil, lui, l’universitaire de la famille, abandonnant les paysages de La Vallée-du-Richelieu pour les rues transversales de Montréal, troquant les sillons de la terre labourée pour les rayons de bibliothèques bien garnies.
Cette coupure drastique lui fait comprendre l’importance des origines, et tout en s’interrogeant sur sa propre histoire, il se souvient de sa grandmère, Cécile, figure emblématique d’une culture de labours et de villages « d’Ancien Régime, sacres et contes, sociabilité et métiers “canadiens-français”, trucks, jobs et modernité vernaculaire ».
Que reste-t-il de cette culture, celle de Cécile et de son grand-père, Raymond, celle qui construisait des charpentes de bois, aménageait des jardins, recevait la visite et jouait aux cartes ?
« Que reste-t-il de ce pan de la culture québécoise, en lequel je ne peux m’empêcher de voir la strate géologique de la culture canadienne-française traditionnelle ? » à l’époque où « la terre n’était pas marchandise, mais patrimoine fragile, un socle identitaire individuel et collectif ».
Tiraillé entre son attirance pour le monde ordinaire de sa grand-mère et son désir d’y échapper par les livres et l’instruction, mais sans l’arrogance de la bourgeoisie de province, le jeune Lacroix apprend à vivre de l’autre côté du miroir, avec l’aisance que procure l’accès à l’éducation avancée, se délectant « dans le goût de certaines choses rares, les cartes anciennes, la bibliophilie, le scotch, l’érudition inutile ». Mais toujours, l’ombre de Cécile lui rappelle ses origines, l’empêchant de sombrer dans le snobisme et la détestation facile.
DÉCOUVERTE MARQUANTE
Dans cet essai, qui se situe « au croisement des souvenirs personnels et de l’histoire intellectuelle », l’auteur retrace avec force émotions sa généalogie, mais sans tomber dans le culte du « nationalisme fondé sur la célébration de la terre paternelle et de la vie rurale », s’empresse-t-il de préciser.
Son monde basculera tragiquement au début des années 1960, alors que l’agriculture deviendra une business comme une autre. S’étant enrichie en vendant la ferme familiale, sa famille fera de mauvais investissements et perdra tout son capital avec la crise bancaire. Triste retour au bas de l’échelle.
Vinrent les années 1980, années de vaches maigres qui virent le triomphe du capitalisme. « Il n’y avait plus d’autres révolutions qu’informatiques ou technologiques », déplore-t-il.
C’est à cette époque qu’il découvre Marx et ses écrits, où l’on passe « de la froideur analytique à l’ironie cinglante, de l’humour noir à des dénonciations féroces, de l’impitoyable déconstruction des théories adverses à l’empathie envers les prolétaires, tout ceci dans un feu d’artifice de références littéraires et de jeux stylistiques ». Une lecture qui le marque à jamais.
« TRAÎTRE DE CLASSE »
Mais à force de se colletailler avec la Culture avec un grand C, il finit par découvrir ses propres lacunes dues à ses origines sociales : « infériorité marquée de ma langue, de mon accent, de mon analphabétisme argumentatif ».
Acceptant d’être un transfuge, un « traître de classe » en raison de son passage par l’université et l’obtention de nombreux diplômes, il avoue une honte – bienveillante et pratique, c’est moi qui l’affirme –, sorte de passepartout pour naviguer dans les sphères où se côtoient d’autres intellectuels comme lui, se définissant comme privilégiés, parce qu’hommes blancs hétérosexuels. Manifester son empathie envers les plus démunis, les femmes, les Premières Nations, etc. devient ici un exercice nécessaire.
Sa condamnation ambiguë du joual des années 1960 rate sa cible, il me semble. Entre l’eau chaude et l’eau frette, on a de la difficulté à le suivre.
Sa chronique de l’univers littéraire et universitaire, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, en passant par la grève étudiante de 2012, est empreinte d’une autoculpabilité navrante, teintée de wokisme à la mode dans ce milieu, avec ses obsessions habituelles où le colonisé canadien-français n’est rien d’autre qu’un usurpateur de territoire et un destructeur des cultures des Premières Nations. Le même vieux refrain, teinté d’angélisme.