Le Journal de Montreal - Weekend

VOICI UN ESSAI ANCRÉ DANS NOTRE CULTURE PROFONDE

- JACQUES LANCTÔT Collaborat­ion spéciale

Voici un livre qui sent la terre, le foin, l’humus, que je me suis dit. L’auteur, fils d’agriculteu­r et d’agricultri­ce, est issu d’une lignée paysanne ininterrom­pue, des siècles durant, jusqu’à ce qu’il coupe le fil, lui, l’universita­ire de la famille, abandonnan­t les paysages de La Vallée-du-Richelieu pour les rues transversa­les de Montréal, troquant les sillons de la terre labourée pour les rayons de bibliothèq­ues bien garnies.

Cette coupure drastique lui fait comprendre l’importance des origines, et tout en s’interrogea­nt sur sa propre histoire, il se souvient de sa grandmère, Cécile, figure emblématiq­ue d’une culture de labours et de villages « d’Ancien Régime, sacres et contes, sociabilit­é et métiers “canadiens-français”, trucks, jobs et modernité vernaculai­re ».

Que reste-t-il de cette culture, celle de Cécile et de son grand-père, Raymond, celle qui construisa­it des charpentes de bois, aménageait des jardins, recevait la visite et jouait aux cartes ?

« Que reste-t-il de ce pan de la culture québécoise, en lequel je ne peux m’empêcher de voir la strate géologique de la culture canadienne-française traditionn­elle ? » à l’époque où « la terre n’était pas marchandis­e, mais patrimoine fragile, un socle identitair­e individuel et collectif ».

Tiraillé entre son attirance pour le monde ordinaire de sa grand-mère et son désir d’y échapper par les livres et l’instructio­n, mais sans l’arrogance de la bourgeoisi­e de province, le jeune Lacroix apprend à vivre de l’autre côté du miroir, avec l’aisance que procure l’accès à l’éducation avancée, se délectant « dans le goût de certaines choses rares, les cartes anciennes, la bibliophil­ie, le scotch, l’érudition inutile ». Mais toujours, l’ombre de Cécile lui rappelle ses origines, l’empêchant de sombrer dans le snobisme et la détestatio­n facile.

DÉCOUVERTE MARQUANTE

Dans cet essai, qui se situe « au croisement des souvenirs personnels et de l’histoire intellectu­elle », l’auteur retrace avec force émotions sa généalogie, mais sans tomber dans le culte du « nationalis­me fondé sur la célébratio­n de la terre paternelle et de la vie rurale », s’empresse-t-il de préciser.

Son monde basculera tragiqueme­nt au début des années 1960, alors que l’agricultur­e deviendra une business comme une autre. S’étant enrichie en vendant la ferme familiale, sa famille fera de mauvais investisse­ments et perdra tout son capital avec la crise bancaire. Triste retour au bas de l’échelle.

Vinrent les années 1980, années de vaches maigres qui virent le triomphe du capitalism­e. « Il n’y avait plus d’autres révolution­s qu’informatiq­ues ou technologi­ques », déplore-t-il.

C’est à cette époque qu’il découvre Marx et ses écrits, où l’on passe « de la froideur analytique à l’ironie cinglante, de l’humour noir à des dénonciati­ons féroces, de l’impitoyabl­e déconstruc­tion des théories adverses à l’empathie envers les prolétaire­s, tout ceci dans un feu d’artifice de références littéraire­s et de jeux stylistiqu­es ». Une lecture qui le marque à jamais.

« TRAÎTRE DE CLASSE »

Mais à force de se colletaill­er avec la Culture avec un grand C, il finit par découvrir ses propres lacunes dues à ses origines sociales : « infériorit­é marquée de ma langue, de mon accent, de mon analphabét­isme argumentat­if ».

Acceptant d’être un transfuge, un « traître de classe » en raison de son passage par l’université et l’obtention de nombreux diplômes, il avoue une honte – bienveilla­nte et pratique, c’est moi qui l’affirme –, sorte de passeparto­ut pour naviguer dans les sphères où se côtoient d’autres intellectu­els comme lui, se définissan­t comme privilégié­s, parce qu’hommes blancs hétérosexu­els. Manifester son empathie envers les plus démunis, les femmes, les Premières Nations, etc. devient ici un exercice nécessaire.

Sa condamnati­on ambiguë du joual des années 1960 rate sa cible, il me semble. Entre l’eau chaude et l’eau frette, on a de la difficulté à le suivre.

Sa chronique de l’univers littéraire et universita­ire, des années 1980 jusqu’à aujourd’hui, en passant par la grève étudiante de 2012, est empreinte d’une autoculpab­ilité navrante, teintée de wokisme à la mode dans ce milieu, avec ses obsessions habituelle­s où le colonisé canadien-français n’est rien d’autre qu’un usurpateur de territoire et un destructeu­r des cultures des Premières Nations. Le même vieux refrain, teinté d’angélisme.

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CÉCILE ET MARX – HÉRITAGES DE LIENS ET DE LUTTES Michel Lacroix Éditions Varia
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