Le Journal de Montreal - Weekend
L’UNE DEVIENT L’AUTRE
ROMANS D’ICI Que de pétillance dans Le roman d’Isoline ! David Turgeon bouscule les codes du récit sans pour autant nous perdre en chemin. Mais ce ne sera pas le cas pour sa narratrice !
Isoline travaille dans une maison d’édition où publie la grande et distante romancière Paula Kahl – qu’elle sauvera par ailleurs du suicide. C’est même ainsi que le roman commence : « j’ai connu Paula Kahl à l’occasion de sa première mort ».
Il faut noter ce début sans majuscule, et qui n’aura pas de point final. Les 200 pages du récit sont en effet une succession de mots dans une phrase démesurée, où s’ouvrent de surcroît de nombreuses parenthèses peu souvent refermées !
L’ouverture du roman est elle-même trompeuse. Isoline a en effet déjà rencontré l’autrice à son travail, mais « rencontrer n’est pas connaître », comme elle le précise.
« Autrice » est par ailleurs un terme que récuse Paula Kahl mais qu’Isoline lui impose. Féministe assumée, celle-ci pratique le langage inclusif et corrige quiconque ne le fait pas !
Isoline va donc « connaître » Paula Kahl sans pour autant apprécier son oeuvre, et sans la revoir par la suite. Sauf que Kahl fera une autre tentative de suicide, réussie celle-là. Le mari de la romancière a alors une idée : compléter son travail en puisant dans ses écrits inachevés. Il ne voit qu’Isoline pour y arriver. Le défi est accepté.
Or, Isoline va tellement plonger dans la vie de Paula, archives et mari inclus, qu’un glissement s’opère en elle, porté par une voix qui semble celle de la romancière.
Lorsque le riche mari lui offre ensuite un emploi de direction dans sa fondation, la Isoline bohème, qui vivait de peu, se transforme en femme de pouvoir. La voix, elle, a disparu, au profit du recours à l’intelligence artificielle pour écrire « à la Paula ».
UN JEU DÉLICIEUX
Ça vous fait écarquiller les yeux ? Suivre l’imagination de David Turgeon est pourtant un pur délice.
On savoure ses clins d’oeil à la difficulté de commencer un récit ; on rigole quand il épingle le milieu littéraire – ses manies et ses prix ; on s’intéresse au travail éditorial requis sur un ouvrage ; on apprécie son souci de précision langagière. L’écriture inclusive finit même par aller de soi.
À quoi s’ajoute le fond du propos : une aspirante autrice se glisse dans l’oeuvre d’une autre jusqu’à s’en emparer. Occasion de se demander ce qu’est l’inspiration quand tout a déjà été écrit. Et cette personnalité qui change selon le milieu fréquenté : qu’en est-il de l’authenticité ? Qu’en est-il même de l’art ?
De vrais questionnements donc, mais sans lourdeur. Au contraire, il flotte un air de légèreté dans ce récit, car Isoline est sympathique et ne manque pas d’autodérision.
On le mesure d’autant mieux que nous sommes dans son cerveau, à suivre sur le vif le déroulement de ses pensées. À l’image d’Isoline qui se prend pour Paula – ou Paula qui revit en Isoline. Voyez le jeu ! Il est délicieux.