Le Journal de Montreal - Weekend

ENTRE LIBERTÉ ET MALÉDICTIO­NS

ROMANS D’ICI Être une femme libre en restant pure ? Toute une équation à résoudre quand le poids des traditions pèse lourd, même en vivant à Montréal.

- JOSÉE BOILEAU Collaborat­ion spéciale

Avant même de l’ouvrir, la couverture du roman On m’a jeté l’oeil attire l’attention. L’illustrati­on, signée de l’artiste québéco-marocaine Sfiya, donne envie d’y regarder de plus près.

Or le récit d’Anya Nousri, d’origine algérienne, répond à cette curiosité. Elle nous entraîne dans un récit éclaté qui nous retient : on veut voir comment les morceaux s’assemblent au fil des pages.

Il faut dire qu’on a d’emblée de la sympathie pour sa narratrice, alter ego de l’autrice. Dès les premières lignes, elle est prise à partie par des tantes qui l’abreuvent de conseils afin d’éviter que le malheur ne tombe sur elle : « N’autorise pas les gens à te toucher les cheveux. Ils pourraient faire des grigris et te conduire à ta perte. » Et la narratrice d’écrire : « Je fais oui de la tête. J’ai grandi dans la méfiance de mes tantes maternelle­s. »

Chaque page aura ensuite droit à sa scène, parfois située en Kabylie, parfois à Paris, parfois ici – car si la narratrice vit à Montréal depuis l’enfance, la famille est éparpillée.

On se promène donc dans l’ouvrage comme à travers un album-photos. Et à travers les mots. Pour raconter son histoire, Anya Nousri a eu l’excellente idée de mêler au français des expression­s en derdja, en kabyle, en créole, en anglais et en verlan. Cela illustre concrèteme­nt le défi de trouver sa place quand on est au croisement de différente­s cultures. Même sans connaître le sens des mots employés, on comprend l’étourdisse­ment dans lequel sa protagonis­te est plongée.

LE POIDS DES TRADITIONS

Il s’en dégage un sentiment de familiarit­é. Le Québec a connu lui aussi le poids des croyances superstiti­euses liées à la religion et les liens compliqués des grandes parentèles. Ce passé n’est pas si loin, donc on sourit souvent.

La vie n’est pourtant pas simple pour la narratrice ! Elle se veut une femme indépendan­te alors que la famille fait cercle autour d’elle, avec ses injonction­s qui tournent essentiell­ement autour de la sexualité, taboue jusque dans la maladie. On lit : « Ma grand-mère a une tumeur, mais on ne peut pas spécifier l’endroit. »

Cela donne un récit de ruptures et de rencontres à la fois dur et tendre ; d’une grande sécheresse des coeurs et d’une forte sensualité des corps. Il s’en dégage surtout de la vitalité, car les coups et les reproches ne viennent jamais à bout de la révolte féministe de la narratrice.

Elle entend sortir du poids des traditions familiales tout autant que des stéréotype­s que l’Occident associe aux « beurettes ». Parallèlem­ent, elle veut se fondre dans la masse québécoise tout en préservant son héritage. Ça n’a rien de facile : « Après tant d’efforts, je reste toujours moi, la petite Algérienne wannabe Québécoise. »

Il se tisse ainsi un personnage, et un entourage, dont les contradict­ions font l’attachante humanité.

 ?? ?? ON M’A JETÉ L’OEIL Anya Nousri Triptyque 114 pages 2024
ON M’A JETÉ L’OEIL Anya Nousri Triptyque 114 pages 2024
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada