Le Journal de Montreal - Weekend
UNE LUMINEUSE BELLE DE NUIT TRANS
Avec Francia, l’écrivaine franco-canadienne Nancy Huston nous plonge dans un univers qu’on n’a pas l’habitude de fréquenter : celui des prostituées trans du bois de Boulogne.
Après avoir publié Arbre de l’oubli ,ily a trois ans, jamais Nancy Huston ne s’est dit qu’elle allait ensuite se mettre à écrire l’histoire d’une prostituée transsexuelle. En vérité, l’idée ne lui a même pas effleuré l’esprit. Mais comme chacun le sait, la vie est parfois pleine de surprises.
« J’ai un ami médiathécaire qui fait ses maraudes dans le bois de Boulogne avec la camionnette Magdalena ,une association catholique qui vient en aide aux travailleuses du sexe, explique Nancy Huston depuis son appartement, à Paris. Et un jour, cet ami m’a affirmé qu’il y avait un roman pour moi làdedans. Je lui ai répondu que non, que ça ne m’intéressait pas plus que ça. Mais cette proposition de m’amener une nuit en maraude m’a trotté dans la tête et finalement, j’y suis allée, juste pour voir comment ça se passait. » Et là, tadam !
« J’ai tout de suite été frappée par l’incroyable gentillesse, l’énergie et le sens de l’humour de ces femmes, poursuit Nancy Huston. Il y avait avec nous dans la camionnette une Colombienne un peu plus âgée qui était adorable et qui distribuait le thé. En lui parlant, j’ai appris qu’elle avait elle-même été prostituée. À dire vrai, je pensais que c’était une femme. Autant les autres étaient des versions complètement exagérées, grotesques de la féminité, autant cette Colombienne était pour moi une femme. Par la suite, on s’est revues plusieurs fois et elle m’a raconté des tonnes de choses en sachant que j’étais romancière et que j’allais adapter, transformer, bouger. »
DE LA COLOMBIE À PARIS, FRANCE
On précise tout de suite que Francia ne relate pas la vie de cette ancienne prostituée.
D’abord, parce que c’est un roman, ensuite, parce qu’il met plutôt en scène Francia, qui est elle aussi originaire de Colombie. Là-bas, avant de se faire équiper d’une énorme paire d’implants mammaires, elle était Rubén, seul fils d’une fratrie de six.
Mais ça fait maintenant 20 ans qu’elle a pris ses cliques et ses claques pour venir vivre à Paris, où elle propose ses charmes dans l’allée de la Reine-Marguerite du bois de Boulogne, le « quartier » des Latinas.
Une fois sur son trente-et-un, Francia s’y rend en métro, beau temps, mauvais temps, et attend le client. On pourra d’ailleurs voir très concrètement comment les choses se passent, le roman se concentrant sur une seule journée : celle du 12 mai 2019.
« Je voulais que le livre se déroule avant le COVID, qui a évidemment eu un impact majeur sur le monde de la prostitution, précise Nancy Huston. Je voulais également que ce soit après la mort de Vanesa Campos, une prostituée trans qui a été sauvagement assassinée au bois de Boulogne à l’été 2018. C’est un petit peu arbitraire, ce dimanche 12 mai 2019, mais j’avais envie de le faire comme ça. En revanche, ce que j’ai su dès le début, c’est qu’il allait y avoir 17 clients. Ce qui est beaucoup depuis la loi Hollande. » Une loi qui, on le rappelle, sanctionne les clients des prostituées en leur collant une amende assez salée…
DIX-SEPT FOIS SUR LE MÉTIER
Un chapitre sur deux, on entrera ainsi dans la vie de l’un de ces clients et chaque fois, on sera amené à comprendre ce qui peut le pousser à aller faire un tour du côté de l’allée de la Reine-Marguerite. Et juste pour ça c’est un livre qui vaut le détour, parce qu’il éclaire bien des zones d’ombre.
En parallèle, on suivra aussi bien sûr Francia, qui n’a d’autre choix que de se taper quotidiennement un minimum de huit à neuf clients pour payer sa chambre à Montmartre et s’offrir de quoi manger.
Tout ce qu’elle parvient à gagner en plus, elle l’envoie à ses soeurs et à sa mère restées en Colombie, et auxquelles elle est toujours très attachée.
« J’ai compris que pour raconter Francia, il devait y avoir trois temporalités : son enfance et sa jeunesse, son installation à Paris et tout ce qu’elle a appris avec les autres et sur les autres, puis cette journée du 12 mai, ce qu’elle vit aujourd’hui. Ça a été très compliqué d’amener ces trois temporalités en alternance avec les chapitres consacrés aux clients. Mais le plus difficile a été de ne pas tenir un discours, de laisser Francia exister par elle-même et pour elle-même avec ses pensées ! »
Un roman touchant qui lève le voile sur certaines réalités dont on entend très peu souvent parler.