Fragilités québécoises
Soixante-cinq ans après la Révolution tranquille qui a voulu briser la fatalité d’un peuple qu’on disait jusque-là «né pour un p’tit pain», c’est-à-dire condamné à être pauvre, minoritaire, taiseux et victime, quelle tristesse de constater chez une proportion importante de Québécois un misérabilisme, modernisé en quelque sorte.
LE TABOU DE L’ARGENT
Pourquoi l’argent demeure-t-il un tabou, comme une version laïque du péché d’antan? Pour éclairer les lecteurs plus jeunes, rappelons que, dans les années cinquante et jusque dans les années soixante, l’on nous enseignait en classe que nous étions supérieurs aux protestants parce qu’après notre mort nous irions au ciel.
L’on nous expliquait que les protestants (entendons les Anglais) adoraient le veau d’or et que leur désir effréné de faire de l’argent leur fermait la porte des cieux. En d’autres termes, nous étions pauvres sur terre pour devenir riches au ciel, alors que ces «pauvres» riches anglais payeraient leur amour de l’argent qu’ils accumulaient avec indécence en perdant le paradis. Donc, en brûlant en enfer pour l’éternité. Dans les milieux plus sophistiqués, l’on enseignait plutôt à mépriser les biens matériels et à rechercher avant tout les biens spirituels.
Ce dédain de l’argent et de la prospérité, on le retrouve chez nombre de Québécois aujourd’hui
Eh bien, ce dédain de l’argent et de la prospérité, on le retrouve chez nombre de Québécois aujourd’hui qui n’ont de cesse d’accuser «les riches», mot suspect et passe-partout, de tous nos malheurs collectifs. Ces militants qui se retrouvent dans la rue prônent une vie simple, certes, mais non productive, à l’abri de la pollution, des banques, de la démocratie électorale, en somme du mal incarné par le néocapitalisme. Cette apologie de la pureté, un retour à la philosophie de JeanJacques Rousseau, qui affirme que l’homme naît bon, mais que la société le corrompt, est plus qu’inquiétante. Rappelons que les génocides du XX e siècle ont été initiés par des obsédés de la pureté.
FACE AU POUVOIR
Les Québécois sont aussi portés à s’identifier aux dominés, mais surtout à leur donner raison. Les dominants – et cela inclut tous les détenteurs d’autorité – sont l’objet de beaucoup de méfiance, voire de haine. Et avant tout, on leur donne tort. Non pas du fait de leurs actions, mais de leur statut de pouvoir.
Cet état d’esprit participe à la fragilisation des institutions déjà malmenées. En décembre dernier, plusieurs dizaines de manifestants ont dû se présenter en cour municipale à Montréal. Ils se comportaient comme si la cour était une salle de classe et la juge, un prof avec qui on peut discuter et dont on peut infirmer la décision en votant à main levée.
Pour ces jeunes, l’institution judiciaire, symbole de l’État de droit, est un autre instrument de domination des dominés, donc d’eux, les représentants du vrai peuple. Elle n’oblige à aucun protocole, aucun respect, et chacun parle pour soi, le juge y compris.
Dans cette perspective, puisque l’autorité (le dominant) a tort par principe, il faut la dénoncer comme imposteur. Ainsi le tribunal du peuple devient la rue que l’on occupe en permanence, ce qui risque d’arriver jusqu’à ce que des incidents graves surviennent. Alors la victimisation permettra aux commandos de la démocratie directe, combattants de la «répression policière», de marquer des points, affaiblissant davantage notre société en désarroi.