Pauvre Bugingo et pauvre nous
En 1985, au moment où nous mettions sur pied Télévision Quatre-Saisons, j’avais pris avec notre premier directeur de l’information, Réal Barnabé, une décision qui serait déterminante pour notre nouveau réseau. Réal n’était pas le premier venu, ayant été pendant 15 ans journaliste et animateur à RadioCanada. Lui et moi avions convenu que les téléspectateurs apprécieraient de ne plus toujours voir à l’écran la binette des journalistes, mais l’événement même ou ceux qui en étaient les acteurs.
C’est ainsi qu’est née l’idée des «caméra-reporters». Au lieu d’être devant les caméras, nos reporters seraient derrière. Ils filmeraient les événements et les commenteraient plutôt que d’être à l’écran. S’ils interrogeaient quelqu’un, c’est cette personne qu’on verrait et entendrait tout au long de l’entrevue et non l’intervieweur.
Le concept a achoppé pour deux raisons. Les caméras ultralégères que Sony nous avait promises sont arrivées deux ans plus tard que prévu et les journalistes de la SRC et de TVA n’ont cessé de dénigrer nos reporters qui n’étaient pas, comme eux, accompagnés d’un caméraman et travaillaient dans l’anonymat. Ainsi moqués par leurs propres confrères, les jeunes reporters de TQS ont fini par ne plus croire au concept.
À CONTRE-COURANT
Réal et moi nagions tout de même à contre-courant. Quelques années plus tard, les réseaux d’information en continu sont nés et ils sont loin d’être étrangers à l’éclosion du vedettariat chez les journalistes.
À l’époque où j’ai commencé comme journaliste, seul le rédacteur en chef du journal signait ses éditoriaux. Tous les autres membres de la rédaction travaillaient dans l’anonymat. Par exemple, il a fallu attendre des décennies avant que Pierre Péladeau, le fondateur du Journal de Montréal, accepte qu’on y signe des articles. Seuls quelques rares chroniqueurs signaient leurs opinions.
En même temps que le vedettariat est apparu le phénomène de la pige. Autrefois, productifs ou non, connus ou pas, les journalistes recevaient un chèque de paie régulier. Aujourd’hui, la plupart sont payés à la pige. Comme les artistes et les auteurs.
LA SURENCHÈRE
Les pigistes n’ont pas d’autre choix que de se faire un nom pour gagner leur vie. Pas d’autre choix que d’étendre leur notoriété et devenir des vedettes s’ils veulent très bien la gagner. Dans un tel contexte, la tentation est grande d’embellir un reportage, d’enjoliver une histoire et même de laisser croire qu’on en a été un acteur, même si on n’a été qu’un témoin ou seulement celui qui rapporte ce qu’il a entendu dire ou ce que d’autres ont vu.
Cette surenchère a poussé Brian Williams, de la NBC, à déclarer au Late Show de David Letterman que l’hélicoptère militaire dans lequel il voyageait en Irak, en 2003, avait été touché par une roquette, alors qu’il n’en était rien. Même Hillary Clinton n’a pu s’empêcher de prétendre qu’elle avait atterri en Bosnie sous les balles des combattants, alors qu’elle et sa fille ont marché en toute quiétude de l’hélico à l’aérogare.
Pauvre François Bugingo, dont la crédibilité est peut-être anéantie. Pauvres nous qui sommes à ce point insatiables qu’une histoire n’a plus vraiment d’intérêt si elle n’est pas embellie. Bugingo avait un tel talent pour enjoliver les siennes qu’on buvait ses paroles comme du petit-lait. Moi, le premier!
TÉLÉPENSÉE DU JOUR
Cessons de blâmer le gouvernement du Québec, car, selon le Conseil américain sur le sport, «pédaler en sens inverse est plus efficace».