Partis de rien, des hommes prospères donnent au suivant
DOSSIER DE 4 JOURS
Certains ont grandi au Québec dans un milieu modeste, d’autres ont traversé l'océan avec presque rien dans les poches pour immigrer. Le Journal a rencontré cinq entrepreneurs partis de rien qui mettent aujourd'hui un point d'honneur à redonner à la société.
Van Nha Tran peine à retenir ses larmes lorsqu’il parle de ses enfants, pour qui il a risqué sa vie. Après avoir fui le Vietnam, été attaqué par des pirates, fait prisonnier dans un camp de réfugiés et avoir passé cinq ans sans voir sa famille, il a commencé à travailler au salaire minimum dans un Dunkin Donuts.
«Mes enfants sont reconnaissants», dit Van Nha Tran en essuyant ses yeux. Derrière ses larmes se cache encore le sourire chaleureux avec lequel il accueille six jours sur sept les clients de la tabagie de Sherbrooke dont il est propriétaire avec sa femme.
Malgré ses succès, M. Tran, 61 ans, reste humble. «Non, je ne suis pas un bon entrepreneur», insiste-t-il dans un bon français, en agitant le doigt. Car aujourd’hui, il n’est plus propriétaire des deux restaurants Dunkin Donuts qui avaient révélé son talent pour le commerce, la chaîne ayant pratiquement disparu au Québec. Mais si les affaires ne lui ont pas réussi aussi bien que prévu, une chose est sûre: il a réussi sa vie.
VOLÉ PAR LES PIRATES
En 1988, Van Nha Tran est enseignant au secondaire sous le régime communiste. Il lui arrive parfois de critiquer le régime devant ses élèves, mais assez subtilement pour ne pas attirer l’attention des autorités, soutient-il.
«Je ne voulais pas éduquer mes enfants dans un système où il y a de la tricherie. Si vous n’étiez pas membre du parti communiste ou si vous aviez des idées différentes, c’était facile de vous mettre en prison […]», se souvient-il.
Il a alors 33 ans. Il dit au revoir à sa femme et à ses trois enfants, dont la plus jeune n’a même pas un an. Sans passeport, il embarque avec 30 autres personnes dans une petite barque, quittant le Vietnam en direction de la Thaïlande.
« ÉPOUVANTABLE »
En chemin, des pirates lui prennent tout ce qu’il a, c’est-à-dire les quelques bijoux qu’il avait apportés comme monnaie d’échange. «Je n’avais plus rien. Juste une culotte. Ils ont même pris mon anneau de mariage. Il n’avait pas une grande valeur parce qu’à l’époque nous étions pauvres, mais ils l’ont ôté pareil», raconte-t-il.
Pendant deux ans et demi, il vit dans des camps de réfugiés en Thaïlande et près de la frontière du Cambodge, en attendant de pouvoir rencontrer une délégation étrangère qui accepterait de l’accueillir. La vie dans ces camps où les toilettes étaient rares était «épouvantable», se souvient-il.
Il a droit à environ une tasse et demie de riz par jour, il doit traîner son eau sur des kilomètres et il dort dans un espace de deux mètres par un mètre, séparé des autres réfugiés par du fil de nylon et du papier journal pour avoir un semblant d’intimité.
«Dans le camp de Banthad, à 20 h il fallait éteindre les lumières pour éviter de devenir les cibles des canons cambodgiens, dit-il. On entendait “boum boum” au-dessus de nos têtes.»
SALAIRE MINIMUM
Parrainé par un cousin vivant au pays et l’organisme Caritas Estrie, il atterrit au Canada en 1990. Il étudie deux mois dans un centre de francisation avant de travailler dans une succursale Dunkin Donuts qui reçoit une subvention pour embaucher des immigrants.
C’est ainsi qu’il a son premier emploi, payé au salaire minimum. Il commence par s’occuper de la finition des beignes, puis devient boulanger.
Rapidement, il gagne la confiance de son patron. «Sur ma première paie, mon boss avait oublié d’enlever les 500 $ qui ve-