Le Journal de Montreal

Redécouvri­r Luce Guilbeault

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J’ai vu Luce Guilbeault à deux ou trois reprises. La première fois, c’était en banlieue parisienne, chez l’amie Inger, dont la maison était une véritable auberge espagnole. C’était vers 1975. Elle était alors dans la jeune quarantain­e et était follement amoureuse d’un homme beaucoup plus jeune qu’elle, m’avoua-t-elle. Elle était en émoi et belle à voir. Petit oiseau fragile. Elle avait laissé pour moi, chez son amie Delphine Seyrig, devenue célèbre avec le film d’Alain Resnais, L’année dernière à Marienbad, un colis de livres que lui avait remis Gaston Miron.

Je l’ai revue 15 ans plus tard, dans mon petit bureau d’éditeur à Montréal. Elle avait pris rendez-vous pour me proposer un projet. J’étais tout excité à l’idée de la revoir. J’ai découvert la même Luce Guilbeault, aussi fébrile, aussi vulnérable, aussi passionnée. Elle voulait écrire un pamphlet sur le sort des comédienne­s vieillissa­ntes, dont plus personne ne veut. Elle avait dressé une liste d’actrices qu’elle se proposait d’interviewe­r. «À notre âge, on n’a plus peur de rien, on n’a rien à perdre. Plusieurs ont vécu des choses blessantes et sont prêtes à se confier.»

Elle en avait gros sur le coeur, comme on dit. Nous sommes demeurés une bonne demi-heure à parler. Elle était amère, car elle n’était plus sollicitée comme avant, et pourtant elle se sentait encore capable du meilleur. Elle aimait tellement son métier. Nous avons signé un contrat d’édition et j’ai rédigé une lettre d’intention pour qu’elle puisse demander une bourse d’écriture au ministère de la Culture. Quelque temps plus tard, elle m’apprenait qu’on la lui avait refusée. Puis elle a disparu à jamais, en allant rejoindre ses amies comédienne­s.

TÉMOIGNAGE­S ÉMOUVANTS

Son fils, Ariel Borremans, a eu la merveilleu­se idée d’honorer la mémoire de celle qui est partie beaucoup trop tôt, sa mère, qui nous a émerveillé­s au cinéma, au théâtre et à la télévision. Ils sont plusieurs à lui rendre hommage. Pour Michel Tremblay, elle fut celle qui lui a fait découvrir le New York théâtral et culturel. «Pendant toute une journée, elle m’a expliqué, vanté, décrit New York, surtout, bien sûr, la scène artistique, avec une incomparab­le générosité…»

Denys Arcand lui a donné son premier rôle important au cinéma, dans son film La maudite galette: «Luce était éblouissan­te, elle comprenait tout, tout de suite. […] Elle était parfaite.»

Marcel Sabourin l’a connue aux cours de théâtre du TNM et à l’Actors Studio: «C’était une chercheuse ardente. Un peu inquiète, avec des yeux inquiets. Elle se posait sans cesse des questions sur tout. […] C’était une poète, dans le fond. […] D’une grande fragilité et sensibilit­é…»

Nathalie Moliavko-Visotzky livre un témoignage émouvant. Luce fut sa mère adoptive dès l’âge de huit ans. «Ce jour-là, ma vie a basculé: d’une petite fille en manque d’amour maternel, que mon père essayait de combler, je me retrouvais avec une nouvelle mère, aimante, une mère féministe, fière d’avoir une fille.»

Luce ne dédaignait aucun personnage, même les plus détestable­s. Arcand raconte qu’aucune comédienne ne voulait jouer le rôle de cette femme exécrable dans La maudite

galette. «Elles refusèrent toutes, certaines voulant me cracher au visage pour avoir eu l’audace de leur soumettre une telle ordure.» Luce accepta et elle releva le défi avec brio. Dans IXE-13, un film de Jacques Godbout, elle accepta de jouer le rôle d’une lutteuse lesbienne, même si «elle avait plus un profil de tragédienn­e que de bête de scène.»

Dans Le temps d’une chasse, de Francis Mankiewicz, elle joue le rôle d’une barmaid dans un motel miteux de province. Elle y exécute un striptease pour les chasseurs. «Une séquence de quelques minutes qui fait partie des moments magiques de notre cinéma national, affirme le cinéaste André Melançon. Une pièce d’anthologie, d’une douloureus­e émotion, d’une insoutenab­le véracité.»

Et que dire des photos de Guy Borremans, où transpire le regard sensuel et lucide de l’amoureux pour cette comédienne hors pair? Cet ouvrage lumineux offre même une lettre manuscrite de Réjean Ducharme à Luce, à qui il exprime toute sa reconnaiss­ance.

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 ??  ?? Ariel Borremans Ma mère dans l’oeil de mon père, Les éditions du Passage En librairie
Ariel Borremans Ma mère dans l’oeil de mon père, Les éditions du Passage En librairie

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