Le Journal de Montreal

Un général si « particulie­r »

- GUY FOURNIER guy.fournier@quebecorme­dia.com

Bien qu’elle ait fait des vagues qui ont déferlé sur le monde entier, à peu près personne n’a vu les deux documentai­res sur la visite du général de Gaulle au Québec en 1967. Le documentai­re « officiel », La visite du généra l de Gaulle au Québec, réalisé par Jean-Claude Labrecque pour le gouverneme­nt de Daniel Johnson, a été montré pour la forme dans quelques salles seulement.

Du général au particulie­r, réalisé par mon frère Claude, n’a eu qu’une courte carrière clandestin­e sur les Champs Élysées dans des circonstan­ces que j’explique plus loin. Sur l’ordre d’une personne haut placée qu’on n’a jamais identifiée – sans doute le premier ministre lui-même –, le film a été tabletté. Lundi soir prochain, à l’occasion du 50e anniversai­re de cette visite controvers­ée, la Cinémathèq­ue québécoise sort le documentai­re des boules à mites et le présente à 19 h 30.

Le voyage triomphal du président français sur le « Chemin du Roy » et son allocution impromptue (?) du balcon de l’hôtel de ville de Montréal sont encore dans toutes les mémoires. Même ceux qui n’ont pas vécu l’événement en savent quelque chose.

LE FILM DE LA VENGEANCE

J’ai vu le président français au balcon de l’hôtel de ville, comme auteur de la narration du film qu’André Guérin, le directeur de l’Office du film du Québec, avait commandé discrèteme­nt aux Films Claude Fournier, la petite compagnie que nous avions fondée en 1960, mon frère et moi.

J’écris « discrèteme­nt » parce que notre film était le résultat d’une vengeance de fonctionna­ires ! C’est à Jean-Claude Labrecque que Roger Cyr, directeur du défunt Office d’informatio­n et de publicité du Québec, avait commandé le film « officiel ». Labrecque l’avait d’abord proposé à Raymond-Marie Léger, l’adjoint de Guérin, mais, faute de budget, Léger avait dû refuser.

Une guerre sourde opposait alors les deux offices. Comme celui de Cyr avait l’oreille de Jean Loiselle, conseiller et confident du premier ministre Daniel Johnson, Loiselle faisait en sorte qu’on affame l’Office du film de Guérin et Léger. L’un et l’autre n’avaient jamais caché leur sympathie envers les libéraux de Jean Lesage.

Enragé de constater qu’on avait chargé Labrecque de faire un film qui aurait dû revenir de droit à l’Office du film du Québec, Guérin dépêche Paul Vézina, le cameraman maison de l’Office, de filmer, lui aussi, la visite du général à partir de Québec. Vézina a ordre de travailler sans éveiller l’attention. Guérin charge notre compagnie de compléter le tournage par des images de l’accueil des Montréalai­s au général. N’étant pas « accrédité », mon frère Claude n’est pas admis à l’intérieur de l’hôtel de ville. En principe, le général de Gaulle ne doit pas s’adresser à la foule.

Contre toute attente, le président français fait installer un micro sur le balcon et y prononce son discours. Malgré le jour qui baisse, mon frère, qui semble bien le seul cameraman à l’extérieur de l’hôtel de ville, braque avec délectatio­n sa caméra sur ce général si particulie­r. Lorsqu’il lance son « Vive le Québec libre ! », Claude est convaincu de détenir des images qui feront l’histoire. Du côté de notre frère cadet, c’est la consternat­ion. Son enregistre­use est au bout du ruban et il n’a pu rien capter des mots-chocs du général.

Heureuseme­nt, on est débrouilla­rd dans la famille ! La télévision de Radio-Canada a enregistré le discours, mais n’a pas d’images. Comme notre beau-frère Normand Gagné travaille au service des nouvelles de la SRC, on échange avec lui dans le plus grand secret quelques-unes de nos images contre la bande sonore du discours.

Devant la tournure des événements, Guérin et Léger jubilent. Ils nous fournissen­t les images tournées par Paul Vézina et demandent à mon frère Claude de terminer un film au plus vite afin de prendre de vitesse celui que Loiselle et Cyr ont commandé à Labrecque.

SORTIE SUR LES CHAMPS ÉLYSÉES

Ni les uns ni les autres n’auront finalement de victoire à savourer. Le discours du général a jeté un tel froid sur les relations Québec-Ottawa que notre film est tout de suite relégué aux oubliettes. Quant à celui de Labrecque, il est refusé tout net par Radio-Canada et Télé-Métropole ne court pas le risque politique de le diffuser. Le film de Labrecque n’a qu’une diffusion mesquine en salle.

Au début de septembre, mon frère Claude part pour Paris avec sous le bras notre film qu’il veut montrer à son ami Claude Lelouch. Lui et ses copains se bidonnent tout au long du visionneme­nt. Comme eux, la plupart des Français ont fait des gorges chaudes du discours de leur président au Québec. Lelouch décide de présenter le documentai­re en complément de programme de Vivre pour vivre avec Annie Girardot et Yves Montand, son nouveau long métrage. Son film et le nôtre sortent le 14 septembre dans une grande salle des Champs Élysées.

C’est ainsi que Du général au particulie­r a eu une carrière parisienne.

Une carrière bien particuliè­re pendant qu’au Québec, on le mettait sous le boisseau.

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