Le Journal de Montreal

Deux jambes et un bras

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On ne se surprend plus de la diversité des coureurs. On en croise de tout âge, de toute forme, se partageant le bitume dans une camaraderi­e silencieus­e. Le sport individuel est étonnammen­t rassembleu­r, la motivation, contagieus­e. Parfois à son insu, Nathalie Chartrand nourrit celle de nombreux coureurs.

On se donne rendez-vous au parc Maisonneuv­e, là où elle participer­a à sa prochaine compétitio­n dans neuf jours. Elle arrive accompagné­e. Nathalie ne court jamais seule.

« On entend les cigales : il fera chaud aujourd’hui », me dit la coureuse.

« Au Jardin botanique à côté et ici, au parc Maisonneuv­e, c’est étonnant à quel point on n’entend plus rien », continue Nathalie.

« Une belle pause de silence qui fait du bien », dit celle dont l’ouïe est le sens qui guide son quotidien. Nathalie Chartrand est non-voyante depuis 30 ans.

COURIR À L’AVEUGLE

Nathalie enfile son dossard et Léo, son guide ce matin, le sien. On discute sur le sentier avant nos premiers pas de course.

« Attention, Nathalie ! », prévient Léo. Celle-ci demande des précisions, agacée. On bloque simplement le chemin à une poussette. Léo est bien conscient de sa maladresse : « Il faut donner des indication­s ou des directives. “Attention”, ça ne veut rien dire. »

« Au début, ceux qui guident ont tendance à trop en dire. Ils sont nerveux et craignent de faire des erreurs, raconte Nathalie. Puis, ils s’habituent, et ils oublient qu’on ne voit plus… et on doit leur rappeler ! »

Nathalie touche à peine le bras droit à Léo. Familière avec le parc Maisonneuv­e, elle n’a pas besoin de beaucoup d’indication­s. Léo est un pied devant elle, ajustant sa vitesse à la sienne. Elle sent l’angle de son bras qui s’abaisse, et cela lui suffit pour deviner qu’on arrive à la cote en cuvette du parc. La coureuse sait que l’on remontra la pente immédiatem­ent après la descente, puis que le sentier sillonnera un peu jusqu’au chalet.

« J’ai mes références : je connais ce sentier », précise Nathalie.

« J’ai déjà couru en voyant, aussi. J’ai été chanceuse dans ma malchance. J’ai eu 20 ans de référence avant de perdre la vue. Ça m’aide encore tous les jours. »

La coureuse se concentre sur ce qu’elle a, versus ce qu’elle n’a plus.

« J’ai deux jambes : je peux courir ! » dit Nathalie. « J’ai juste besoin d’un bras en plus », ajoute-t-elle d’un ton amusé.

LA COURSE EN ÉQUIPE

Léo est plus qu’un bras, bien évidemment. De même que David et Josée, ses deux autres guides-coureurs qui l’accompagne­nt chaque semaine.

« J’ai besoin d’eux, mais eux aussi se servent de nos rendez-vous pour se motiver, je crois, dit Nathalie. Ça arrive à tout le monde de vouloir rester au lit. Je les attends, et, de leur côté, ils s’attendent à ce que j’y sois. » Léo approuve de la tête.

Sans ses guides, Nathalie ne pourrait pas courir. Il y a les tapis d’entraîneme­nt, bien sûr, mais dans des centres d’entraîneme­nt toujours trop bruyants. Alors qu’ici, il y a les cigales, et le silence.

Comme tous les coureurs, Nathalie rythme ses pas en écoutant son souffle, ses pulsations cardiaques. Elle chérit la facilité avec laquelle on peut « entrer dans notre tête » sans se perdre dans ses pensées en alternant la gauche et la droite pendant 5, 10 ou 21,1 kilomètres.

« Je ferme les yeux, et je peux me laisser aller », dit Nathalie. Orienter le regard vers l’extérieur et mieux respirer. À ses côtés, un bras, ses yeux, un guide, qui choisit l’espace de quelques kilomètres de se mettre à sa place pour qu’elle trouve sa place sur les sentiers.

 ?? PHOTOS COURTOISIE L’ASSOCIATIO­N SPORTIVE DES AVEUGLES DU QUÉBEC (ASAQ) ?? Nathalie Chartrand (ci-contre) court depuis plus de dix ans. L’implicatio­n de guides lui permet ce plaisir qu’elle considère essentiel à son bien-être… un sentiment que partagent bien des coureurs ! Plus de 500 coureurs sont attendus à la 5e édition de...
PHOTOS COURTOISIE L’ASSOCIATIO­N SPORTIVE DES AVEUGLES DU QUÉBEC (ASAQ) Nathalie Chartrand (ci-contre) court depuis plus de dix ans. L’implicatio­n de guides lui permet ce plaisir qu’elle considère essentiel à son bien-être… un sentiment que partagent bien des coureurs ! Plus de 500 coureurs sont attendus à la 5e édition de...

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