L’Amérique de la double réalité
J’ai songé à intituler cette chronique « Le dialogue de sourds », parce qu’on s’écoute si peu ces temps-ci de mon côté de la frontière, on se comprend si mal qu’on pourrait tout bêtement parler dans le vide et on n’aboutirait pas à pire. Sauf qu’à bien y réfléchir, il semble plutôt exister deux réalités parallèles, deux bulles qui flottent sans jamais vraiment se toucher.
C’était, par exemple, parfaitement clair au Congrès de la National Rifle Association à Dallas au début du mois. Des gens à qui j’aurais donné la bénédiction sans confession – des pères de famille avec leurs enfants, des femmes sérieuses et bien habillées, des vieux marchant lentement en se tenant la main – m’ont répété, chacun à leur façon, que ce n’est pas l’arme qui tue, mais l’homme ou la femme derrière.
À Newtown, au Connecticut, le 14 décembre 2012, ce n’est pas un jeune qui avait eu trop facilement accès à deux revolvers et une carabine qui a massacré 26 personnes, dont vingt enfants à l’école Sandy Hook. Non, à leurs yeux, Adam Lanza avait des problèmes de santé mentale et c’est ce qu’on n’est pas parvenu à arrêter.
À la polyvalente de Parkland, en Floride, selon un agent de sécurité qui me regardait avec les larmes aux yeux, ce n’est pas parce que Nikolas Cruz avait en main un fusil d’assaut AR-15 que quatorze étudiants et trois membres du personnel ont été tués le 14 février dernier ; c’est que le policier qui est arrivé le premier sur place n’a pas eu les couilles de confronter le tueur.
Et preuve qu’on ne consacrera pas trop de temps au revolver et au fusil à pompe que brandissait Dimitrios Pagourtzis à la polyvalente de Santa Fe au Texas vendredi, les autorités locales envisagent d’imposer dans les écoles des mesures de sécurité comparables à celles qui existent dans les aéroports, ainsi qu’un dépistage précoce des étudiants souffrant de santé mentale. Les guns, y’a rien là !
LA POLITIQUE EN DOUBLE FOCALE
Ce qui secoue la Maison-Blanche, c’est aussi un duel de réalités. La dernière obsession du président américain, c’est de croire ce que lui murmurent certains proches et des médias conservateurs : sa campagne présidentielle a été infiltrée à des fins politiques par le FBI, et l’entourage de Barack Obama y est pour quelque chose.
Il a fini par forcer la main de son département de la Justice qui a accepté d’élargir l’enquête sur l’ingérence russe dans la dernière élection présidentielle pour y intégrer les supposées irrégularités du FBI vis-à-vis de l’équipe du milliardaire.
Pourtant, le simple bon sens devrait suffire à saisir la démarche des agents fédéraux : les services de renseignements savaient que la Russie tentait d’influencer le processus électoral américain ; des membres de l’équipe de Donald Trump, divisée et inexpérimentée, avaient été approchés, l’enquête du procureur spécial, Robert Mueller, l’a prouvé.
Le FBI, voyant le danger, a cherché à en savoir plus, en glissant probablement un agent dans l’équipe du futur président. Ce qui s’explique et se défend relativement bien constitue pour Donald Trump une « honte », « une des pires insultes » et un geste « extrêmement illégal » en comparaison duquel « toutes les autres affaires politiques de l’histoire » auraient l’air de « small
potatoes ».
Donald Trump vit, on le sait depuis longtemps, dans un univers alternatif, entre schizophrénie et paranoïa. Le risque, c’est de s’en moquer et de passer à autre chose. Cette autre réalité, ils sont des dizaines de millions à la partager. Pensez seulement à ses 52 millions d’abonnés sur Twitter ! Tous ces gens-là sont persuadés qu’il existe un complot pour faire échouer sa présidence. Ils ne sont pas prêts de lâcher le morceau.
« Ce n’est pas l’arme qui tue, mais l’homme ou la femme derrière. »