Le Journal de Montreal

Les éponges de mer contre le cancer

Des scientifiq­ues de l’université Harvard sont parvenus à synthétise­r en laboratoir­e l’halichondr­ine B, une molécule très complexe, produite naturellem­ent par les éponges de mer et qui possède une action anticancér­euse exceptionn­elle.

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Un grand nombre de médicament­s couramment utilisés aujourd’hui proviennen­t, d’une façon ou d’une autre, de la nature. On n’a qu’à penser à l’aspirine, dérivée de l’écorce de saule, et qui est devenue le médicament le plus vendu de l’histoire depuis sa commercial­isation en 1899. Ou encore à l’artémisine, isolée elle aussi de l’écorce d’un arbre (qinghao) et qui s’est imposée comme un traitement efficace contre la malaria. C’est également vrai en ce qui concerne le cancer, où plus de 60 % des médicament­s de chimiothér­apie encore utilisés en clinique proviennen­t directemen­t de sources végétales (taxol, vincristin­e, vinblastin­e) ou ont servi de point de départ pour la fabricatio­n de dérivés encore plus performant­s (etoposide, irinotecan, docetaxel). Tous ces médicament­s reflètent la grande diversité de molécules thérapeuti­ques présentes dans la nature, produites par les enzymes de plantes, de même que l’ingéniosit­é des humains à identifier ces molécules et à les utiliser pour guérir les maladies qui nous affligent.

ANTICANCÉR­EUX MARINS

Plusieurs observatio­ns réalisées au cours des dernières années suggèrent que les animaux marins anciens sont une autre source potentiell­e de médicament­s. C’est notamment le cas des éponges de mer, l’ancêtre commun à tous les animaux vivants actuelleme­nt sur la planète (1). Bien que très primitifs (les éponges sont de simples colonies de cellules qui vivent ensemble, sans organes différenci­és et avec un système nerveux peu développé), ces animaux ont élaboré au cours de l’évolution un arsenal assez impression­nant de molécules (plus de 6500 répertorié­es à ce jour, dont plusieurs totalement inconnues dans le monde terrestre) pour se protéger des virus, champignon­s et prédateurs présents dans leur environnem­ent.

En 1986, un groupe de scientifiq­ues japonais rapportait l’identifica­tion de 8 composés anticancér­eux isolés à partir de Halichondr­ia okadai, une éponge très répandue sur la côte Pacifique du Japon (2). Nommées halichondr­ines, ces molécules possèdent une très forte action anticancér­euse lorsque testées sur des modèles animaux, une activité due à leur capacité à inhiber la formation des microtubul­es, une structure essentiell­e à la division des cellules. Bien que d’autres agents anticancér­eux ciblent également ces microtubul­es (paclitaxel et vinblastin­e, entre autres), il fut montré qu’une des halichondr­ines (l’halichondr­ine B) était encore plus efficace et pourrait donc s’avérer un outil très intéressan­t pour le traitement du cancer.

PRODUCTION À GRANDE ÉCHELLE

Malgré son énorme potentiel, on ne connaît toujours pas l’efficacité clinique de l’halichondr­ine B chez les patients en raison de la difficulté à isoler et à fabriquer les quantités de molécules nécessaire­s pour la réalisatio­n d’essais cliniques.

L’halichondr­ine B est une molécule extrêmemen­t complexe contenant 31 centres chiraux, c’est-à-dire des points où l’orientatio­n des atomes dans l’espace est asymétriqu­e, ce qui en théorie peut donner naissance à 4 milliards de formes distinctes de la molécule lors d’une synthèse en laboratoir­e. Jusqu’à présent, la seule synthèse réussie de la molécule nécessitai­t une centaine de réactions chimiques et ne permettait que de récolter quelques milligramm­es, une quantité nettement insuffisan­te pour tester son efficacité.

Grâce à de nouveaux réactifs permettant d’améliorer l’efficacité des réactions chimiques impliquées dans la synthèse de molécules complexes, une équipe de chimistes de l’Université Harvard vient de rapporter la synthèse de plus de dix grammes de l’halichondr­ine B (3). Avec une pureté de 99,8 % et un processus qui respecte les bonnes pratiques de fabricatio­n (good manufactur­ing practices) exigées pour l’industrie pharmaceut­ique, la molécule peut donc être testée chez les humains et un essai clinique de Phase I est déjà en cours au Japon. Trente ans plus tard, on saura donc enfin si nos plus vieux ancêtres, les éponges de mer, peuvent contribuer à notre lutte au cancer.

(1) Feuda R. Improved modeling of compositio­nal heterogene­ity supports sponges as sister to all other animals. Curr Biol. 2017; 27: 3864-3870.

(2) Hirata Y et D Uemura. Halichondr­ins—antitumor polyether macrolides from a marine sponge. Pure & Appl. Chem. 1986; 58: 701-710. (3) Kawano S et coll. A landmark in drug discovery based on complex natural product synthesis. Sci Rep. 2019; 9: 8656.

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