Le Journal de Montreal

Un poison antidouleu­r

Une étude montre que l’injection locale de la toxine contenue dans un poisson venimeux, le poisson-globe (fugu), permet d’obtenir une analgésie locale de très longue durée qui pourrait être utilisée pour le traitement de la douleur chronique.

-

EFFICACES, MAIS DANGEREUX

Les opiacés (substances dérivées de l’opium) et les opioïdes (substances non apparentée­s à l’opium, mais qui possèdent un effet analgésiqu­e similaire) sont devenus au cours des dernières décennies les principaux médicament­s utilisés pour le traitement de la douleur. Ces molécules interagiss­ent avec certains récepteurs présents dans le système nerveux central pour empêcher le signal de douleur d’atteindre le cerveau ; en conséquenc­e, même si les dommages responsabl­es de la douleur demeurent présents, le patient ne ressent plus (ou avec beaucoup moins d’intensité) cette douleur.

Cette action analgésiqu­e des opiacés et opioïdes n’est cependant pas parfaite : en plus des nausées et de la constipati­on, deux effets secondaire­s fréquents, la consommati­on répétée de ces médicament­s sur de longues périodes peut aussi entraîner une dépendance qui mène à une surconsomm­ation de ces médicament­s et à un risque élevé de mortalité par arrêt respiratoi­re. Ce phénomène a pris une ampleur très inquiétant­e aux États-Unis, où les décès causés par les surdoses d’opiacés ont grimpé en flèche au cours des 15 dernières années et sont l’un des principaux responsabl­es de la réduction de l’espérance de vie observée chez nos voisins. La découverte de médicament­s antidouleu­rs capables de reproduire les effets analgésiqu­es des opiacés tout en pouvant être utilisés de façon prolongée, sans risque de dépendance, pourrait donc révolution­ner le traitement de la douleur.

POISON DE POISSON

Puisque la dépendance aux opiacés provient de leur action au niveau du système nerveux central, une façon de contourner ce problème serait de bloquer localement les nerfs nociceptif­s, responsabl­es du signal de douleur. En ce sens, il est intéressan­t de noter que plusieurs poisons d’origine naturelle exercent justement leur action en bloquant l’influx nerveux et il a donc été proposé que ces toxines pourraient être injectées localement pour supprimer la douleur à la source.

La tétrodotox­ine (TTX) présente dans les poissons-globes

(fugu en japonais) pourrait représente­r l’une de ces toxines naturelles dotées de propriétés analgésiqu­es. Cette toxine n’est pas produite par les poissons eux-mêmes, mais plutôt par certaines bactéries qui sont associées aux végétaux dont ils se nourrissen­t, et s’accumule dans le foie et les organes reproducte­urs du poisson-globe. Au Japon, où le fugu est considéré comme un mets très délicat, seuls les chefs possédant une formation spéciale dans la préparatio­n de ce poisson sont autorisés à le servir, généraleme­nt sous forme de sashimis tranchés si minces que le motif du plat de service demeure visible. Cette précaution est essentiell­e, car la tétrodotox­ine est une molécule extrêmemen­t toxique (plusieurs milliers de fois plus puissante que le cyanure) qui empêche l’entrée de sodium dans les neurones et provoque une paralysie musculaire complète en bloquant de façon irréversib­le la transmissi­on de l’influx nerveux.

ANALGÉSIE LOCALE

Une équipe de savants américains a récemment testé le potentiel analgésiqu­e de la tétrodotox­ine administré­e localement et en petite quantité (1). Les résultats obtenus sont très encouragea­nts : en liant biochimiqu­ement la toxine à un polymère biodégrada­ble à base de polyéthylè­ne glycol, ils ont tout d’abord observé que la toxine était relâchée lentement au site d’injection, ce qui permet de réduire les quantités administré­es et donc le risque d’effets secondaire­s causés par l’atteinte de zones non ciblées par le traitement. De plus, l’équipe a aussi montré que les quantités de toxines utilisées peuvent être encore diminuées en combinant la formulatio­n polymère-toxine avec un agent qui favorise la pénétratio­n des molécules dans les cellules nerveuses et qui augmente donc la « livraison » de la toxine au site désiré.

Lorsque les chercheurs ont injecté quelques microgramm­es de cette formulatio­n de toxine au niveau du nerf sciatique de rats de laboratoir­e, ils ont pu obtenir un blocage complet du nerf pendant une période allant jusqu’à trois jours, sans dommages aux tissus environnan­ts et sans toxicité apparente. Selon le Dr Daniel Kohane, professeur d’anesthésie au Harvard Medical School, il n’y a aucune raison pour qu’un effet similaire ne puisse être observé chez les humains, ce qui permet d’envisager que la tétrodotox­ine puisse être utilisée pour générer des analgésies locales de très longues durées (allant jusqu’à quelques semaines) chez des patients souffrant de douleurs chroniques, ceux touchés par le cancer par exemple. Des essais cliniques portant sur l’efficacité et la sécurité de cette approche devraient permettre de répondre très bientôt à cette question.

(1) Zhao C et coll. Polymer-tetrodotox­in conjugates to induce prolonged duration local anesthesia with minimal toxicity. Nat Commun. 2019; 10: 2566.

 ?? PHOTO ADOBESTOCK ??
PHOTO ADOBESTOCK

Newspapers in French

Newspapers from Canada