Le Journal de Montreal

Centenaire du meurtre d’Aurore, l’enfant martyre

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En avril 2019, la mort tragique à Granby d’une fillette de 7 ans a profondéme­nt marqué l’opinion. Après chacun de ces drames, surgissent les deux mêmes questions : comment des parents peuvent-ils infliger de tels sévices à leurs propres enfants et comment toute une communauté, dans ce cas-ci la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), peut-elle demeurer passive et ne pas intervenir ? Chaque fois, ces tragédies en rappellent une autre, célébrissi­me celle-là, dont on commémore aujourd’hui le centenaire. Le 12 février 1920, le docteur Andronique Lafond est appelé auprès de la jeune Aurore Gagnon déjà mourante. Il trouve « la petite malade dans le coma, et couverte de blessures étranges ». Le lendemain, une manchette du Soleil révèle que la mort mystérieus­e d’une enfant de dix ans de Fortiervil­le fera l’objet d’une enquête du coroner puisque le rapport d’autopsie fait état de 54 blessures qui « ne peuvent être que le résultat des coups portés à l’enfant ». Née le 31 mai 1909, Aurore avait une soeur et deux frères nés d’un premier mariage. Devenu veuf en 1918, Télesphore Gagnon se remarie dès la semaine suivante à Marie-Anne Houde, veuve elle-même et mère de six enfants. L’enquête converge vite vers les époux Gagnon qui sont arrêtés et traduits en procès à Québec à compter du 13 avril. De nombreux témoins, dont le frère et la soeur d’Aurore, décrivent alors les mauvais traitement­s infligés à l’enfant. Les reportages sensationn­els des journaux émeuvent l’opinion, si bien que le palais de justice ne désemplit pas tout le long du procès. La défense a beau plaider l’aliénation mentale, Marie-Anne Houde est finalement déclarée coupable et condamnée à être pendue. Quant à Télesphore Gagnon, il est reconnu coupable d’homicide involontai­re et passible de la prison à perpétuité. Gagnon ne purgera finalement que cinq années de sa peine. Quant à MarieAnne Houde, enceinte au moment de la mort d’Aurore, elle donne entretemps naissance à des jumeaux. Sa sentence est finalement commuée en un emprisonne­ment à vie. Elle est libérée en juillet 1935 et meurt peu après. La poussière est à peine retombée que ce drame inspire une première pièce de théâtre, créée à Montréal en janvier 1921. Aurore, l’enfant martyre obtient un succès immédiat et part en tournée à un rythme moyen de 200 représenta­tions par an jusqu’en 1951. L’histoire sert aussi de trame à de nombreux romans dont le plus connu, signé Émile Asselin, fournit le scénario à un film demeuré célèbre. Le tournage de La petite Aurore l’enfant martyre se déroule à l’été 1951 à Sainte-Dorothée (Laval). Lucie Mitchell reprend le rôle de la marâtre et Paul Desmarteau­x celui du père. Thérèse McKinnon, qui a joué le rôle d’Aurore au théâtre pendant des années obtient cette fois celui de la mère naturelle. C’est la petite Yvonne Laflamme qui interprète le rôle d’Aurore. Le film parait en même temps sur les écrans à Québec, Trois-Rivières, Hull, Sherbrooke et à Montréal, au théâtre Saint-Denis, en avril 1952. Traduit en huit langues, le film connaît ensuite un succès internatio­nale étonnant. En 2005, un nouveau film paraît sur les écrans, produit par Denise Robert et réalisé par Luc Dionne. Aurore connaît à son tour un grand succès, récoltant près d’un million de dollars en recette dès sa première fin de semaine, un record estival pour un film québécois. La fascinatio­n populaire pour les drames morbides concourt bien sûr à l’engouement du public, au Québec comme à ailleurs. Ces tragédies ravivent aussi de profonds archétypes moraux, parmi lesquels l’insoutenab­le vulnérabil­ité des enfants et l’indignatio­n face à sa propre communauté quand elle ferme les yeux sur le drame de la maltraitan­ce. C’est d’ailleurs l’angle privilégié par le film de Luc Dionne. Plus largement, les Québécois semblent spontanéme­nt s’identifier à la malheureus­e Aurore : sorte d’agneau sacrificie­l d’un peuple qui s’est plus souvent vu en victime de l’histoire qu’à travers ses héros positifs.

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