Le Journal de Montreal

« J’AI VU LA MORT DEVANT MOI »

Une infirmière dans le chaos d’un CHSLD

- JONATHAN TREMBLAY

Une infirmière du CHSLD Sainte Dorothée à Laval, infectée par la COVID-19, affirme avoir vu la mort de près. « Ça m’a fait vieillir de 10 ans », raconte avec émotion Agnieska Mroz.

La femme de 57 ans a dû être transférée d’urgence mercredi dernier à l’Hôpital Sacré-Coeur tellement ses symptômes étaient féroces.

« Je n’ai jamais été malade comme ça de ma vie. J’ai vu la mort devant moi, témoigne-telle au Journal, au bord des larmes. J’ai fait de la fièvre à plus de 40 degrés Celcius. J’étais bleue. »

L’infirmière, qui agit à titre d’assistante à la chef d’équipe au CHSLD Sainte-Dorothée, est convaincue qu’elle a contracté le virus en côtoyant de près des résidents atteints.

Elle affirme que la direction a refusé qu’elle porte un masque pour se protéger, ce que corroboren­t d’autres collègues questionné­s par Le Journal (voir autre texte en page 10). 26 DÉCÈS

Dans ce centre d’hébergemen­t de soins de longue durée (CHSLD), on dénombre pour le moment 26 décès reliés à la pandémie, ainsi que 113 aînés infectés.

« Une chance que j’ai été prise en charge à temps. Pour moi, c’était critique. J’ai beaucoup maigri », poursuit Mme Mroz.

Elle dit prendre tranquille­ment du mieux, de retour chez elle depuis samedi.

Mme Mroz blâme la mauvaise gestion de son CHSLD pour sa contaminat­ion à la COVID-19.

« On n’envoie pas un soldat à la guerre sans arme, déplore-t-elle, en référence au manque d’équipement­s de protection pour le personnel du système de santé.

« Quand j’ai osé en parler, on m’a dit que j’avais une attitude négative. »

FRUSTRÉS ET EN COLÈRE

Résultat : tous les autres membres de son équipe, c’est-à-dire une infirmière auxiliaire et six préposés aux bénéficiai­res, sont présenteme­nt à la maison, soit parce qu’ils ont été infectés ou qu’ils refusent de se présenter par crainte d’être contaminés, dit Mme Mroz.

« Ils sont tous frustrés et en colère contre l’équipe de gestion. Il y en a plein qui sont malades, qui ont eu la COVID-19. Toute mon équipe, au minimum, a été affectée », insiste Agnieska Mroz.

Infirmière depuis 30 ans, elle n’est pas du tout surprise de l’hécatombe que la pandémie de coronaviru­s a créée dans les CHSLD et résidences pour aînés de la province.

C’est d’ailleurs dans ces établissem­ents que surviennen­t 50 % des décès liés au virus, selon le gouverneme­nt Legault.

« Ça fait longtemps que le problème existe. Depuis au moins deux ans qu’il y a une pénurie [de personnel] et que le gouverneme­nt ne fait rien ! » s’indigne Mme Mroz.

« Comment voulez-vous qu’on donne à manger à 33 résidents quand il y a deux préposés sur l’étage ?, se questionne-t-elle. En plus des autres besoins. C’est impossible ! »

Selon elle, la pandémie n’a fait qu’exacerber un problème qui était déjà existant et connu des autorités.

« Et c’est encore pire maintenant… » conclut-elle.

La pandémie de la COVID-19 rend le travail des préposés aux bénéficiai­res encore plus difficile, affirment plusieurs d’entre elles en expliquant être débordées au point de devoir « gaver » des patients ou même de sauter les bains.

« J’ai l’impression de devoir gaver des oies plutôt que de nourrir des humains… Et quand on n’a pas le temps de laver les patients, on se fait dire que ce n’est pas grave parce qu’ils ne reçoivent plus de visite », déplore une préposée du Centre intégré universita­ire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Nord-de-l’Île-de-Montréal qui a requis l’anonymat, car elle ne peut parler publiqueme­nt.

L’une compare les bains à un lave-auto, une autre dit devoir mélanger la purée et le pouding pour pouvoir nourrir tous les patients. Dans certains endroits, les plateaux du midi sont ramassés… la nuit.

« Je n’ai pas le temps de prendre le temps, a déploré l’une d’elles. Ça n’a pas de sens, mais le problème ne date pas d’aujourd’hui, le manque de personnel est criant depuis longtemps. »

La pénurie de préposés aux bénéficiai­res dure depuis longtemps, mais avec la crise, le problème s’est empiré, dénonce l’une d’elles, qui travaille dans un Centre d’hébergemen­t et de soins de longue durée (CHSLD), affirmant que ce sont les malades qui écopent.

« Des collègues ont peur pour leur famille d’attraper la COVID-19, d’autres manquent à l’appel, si bien qu’on a encore plus de patients à prendre soin », affirme-t-elle.

AVOIR À COEUR SON MÉTIER

Pourtant, toutes les préposées aux bénéficiai­res avec qui Le Journal s’est entretenu affirment avoir leur métier à coeur. Elles n’avaient que des éloges pour les malades, même pour les cas lourds. Car ce sont elles qui sont là pour leur tenir la main quand rien ne va plus.

Toutefois, leur volonté d’aider les aînés et les malades ne suffit plus, disent-elles.

« Ça prend du temps et de l’expérience, dit une employée du CIUSSS de l’Estrie. Le système est déshumanis­ant, certains se disent que c’est comme ça, mais je vais garder mon côté humain. »

Si leur travail est souvent peu valorisé, la crise sanitaire a fait en sorte qu’elles le sont maintenant un peu plus. Le gouverneme­nt leur a accordé un boni de 8 %, mais pour beaucoup, cela représente à peine 1 $ de l’heure après impôts.

SALAIRE DE CRÈVE-FAIM

« Nous sommes considérés comme des travailleu­rs essentiels à un salaire de “crève-faim”, surtout en temps de pandémie, dit Alexe Vincent, du Centre hospitalie­r et d’hébergemen­t de Magog. Bientôt, c’est nous qui allons tomber comme des mouches. »

Pour beaucoup, une hausse salariale permettra d’au moins retenir les préposés aux bénéficiai­res. Mais il devra aussi y avoir de meilleures conditions de travail et une valorisati­on du métier, comme cela se fait dans certains centres.

« Mais ce travail n’est pas pour tout le monde, il ne faut pas avoir froid aux yeux et il faut aimer ça, car c’est une vocation », conclut l’une d’elles, la voix éreintée car elle venait de finir son quart de travail.

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 ?? PHOTO PIERRE-PAUL POULIN ?? C’est dans sa résidence de Laval que l’infirmière Agnieska Mroz combat la COVID-19. Elle est tenue à l’écart de son lieu de travail, le CHSLD Sainte-Dorothée, le temps de récupérer.
PHOTO PIERRE-PAUL POULIN C’est dans sa résidence de Laval que l’infirmière Agnieska Mroz combat la COVID-19. Elle est tenue à l’écart de son lieu de travail, le CHSLD Sainte-Dorothée, le temps de récupérer.
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PHOTO COURTOISIE Alexe Vincent, préposée aux bénéficiai­res au Centre hospitalie­r et d’hébergemen­t de Magog, explique que même si elle est considérée comme travailleu­se essentiell­e, le salaire en est un de « crève-faim », avec en plus le risque d’attraper la COVID-19.

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