Le Journal de Montreal

Caché au cabinet du ministre

Notre journalist­e explique comment il a réalisé son reportage dans les coulisses de la campagne de vaccinatio­n

- FÉLIX SÉGUIN

J’aime la politique, j’en suis mordu. Je crois que ma fascinatio­n pour cette joute rude et agitée vient du film À hauteur d’homme, de JeanClaude Labrecque.

En 2003, le cinéaste a suivi le premier ministre sortant, Bernard Landry, durant la campagne électorale qui a porté Jean Charest au pouvoir. Le Parti québécois avait accepté de lui donner un accès sans restrictio­n.

Labrecque a accouché d’un film criant d’authentici­té et exempt de partisaner­ie où il a mis des images sur la game politique.

Je ne suis évidemment pas Jean-Claude Labrecque, mais depuis le début de la pandémie, je harcèle presque le directeur des relations avec les médias du cabinet de François Legault. Ma demande ? Un accès sans restrictio­n à la cellule de crise qui gère les destinées du Québec en temps de pandémie. Un peu comme le film de Labrecque, version pandémie.

Après avoir essuyé un refus en mars 2020, je tente à nouveau ma chance en janvier 2021. Lors d’une rencontre à Québec, on nous propose de tourner aussi longtemps qu’on le veut avec le ministre de la Santé, Christian Dubé, et tout son cabinet, sans aucune restrictio­n.

Le 17 février, le premier jour de tournage, je suis caché derrière un petit pupitre dans la grande salle de conférence du ministère de la Santé, des locaux franchemen­t beiges avec du mobilier qui date du temps où la mélamine était tendance.

Il y a très peu de sophistica­tion au cabinet du plus gros ministère. Pas de latté de chez Starbucks au déjeuner, pas de lunch du traiteur à midi. Christian Dubé mange toujours des bagels avec du beurre d’arachide, la cafetière percole toujours un peu trop longtemps (quand elle ne déborde pas) et le café est dégueulass­e.

Sur la vidéoconfé­rence, j’entends et je vois pour la première fois François Legault et Christian Dubé s’exprimer librement sur la crise sanitaire. Ils sont souvent en porteà-faux avec la Direction nationale de santé publique et le manifesten­t clairement.

SANS FILTRE

Au fil des semaines, le ministre et ses employés en viennent à oublier la présence de nos caméras.

Les caméramans Kevin Crane-Desmarais et Martin Beaulieu savent se faire oublier et témoigner de moments très intimes. Sachez-le, ce n’est pas si facile.

Au fil de mes présences, caché dans un coin ou un autre du bureau, je me mords les lèvres à plusieurs reprises. Maudit que j’ai envie d’appeler mes boss en leur disant que je viens de trouver une grosse nouvelle !

Mais je me suis engagé à respecter un embargo sur les discussion­s du cabinet jusqu’à la date de diffusion. Message aux adeptes du complot : les embargos sont fréquents dans le domaine journalist­ique.

D’ailleurs, n’en déplaise aux conspirati­onnistes, je n’ai jamais entendu parler d’eux au cabinet. Christian Dubé et son équipe les laissent volontaire­ment dans leur angle mort.

NATIONALIS­ME ASSUMÉ

Même dans sa gestion de la pandémie, la CAQ fait preuve d’un nationalis­me assumé. Jonathan Valois, le chef de cabinet du ministre de la Santé (et accessoire­ment responsabl­e de l’approvisio­nnement en beurre d’arachide) m’explique que lorsque le directeur de la campagne de vaccinatio­n lui a proposé d’encercler la date du 1er juillet comme cible pour vacciner 75 % des adultes, il a répliqué en suggérant plutôt la fête nationale du 24 juin.

Jusqu’en juin, j’entendrai parfois au cabinet des discussion­s semblables à celle qu’on entend dans un vestiaire de hockey. Je serai témoin du ministre Dubé qui s’amuse à cacher le lunch de son attachée politique (constitué d’ailleurs d’une banane enrobée dans une tortilla de maïs), ainsi que d’un débat sur le meilleur beurre d’arachide. Sans parler de François Legault qui fait des blagues un peu grivoises...

LE SENS DE L’ÉTAT

Je découvre aussi comment Christian Dubé décompress­e : il fait son propre sirop d’érable. Il en a produit deux cuvées en 2021. La « Première dose » et la seconde « Deuxième dose ». Ça ne s’invente pas.

Je vois des politicien­s qui rient, certains qui pleurent, des fonctionna­ires qui passent à un cheveu de perdre leur job, des couples brisés, des moments de joie et d’autres de grande tristesse.

Je rencontre de jeunes profession­nels dans la vingtaine et la trentaine, dont une majorité de femmes, à qui on a confié des rôles clés dans l’effort de vaccinatio­n.

En politique, on nous rebat souvent les oreilles avec le fameux « sens de l’État », c’est-à-dire le fait, pour un élu ou un fonctionna­ire, de placer l’intérêt du citoyen avant le sien. Pendant mon incursion au cabinet Dubé, j’ai vu des erreurs, de l’improvisat­ion, des larmes.

Mais j’ai surtout constaté que le « sens de l’État » existait vraiment.

 ?? IMAGES FOURNIES PAR J.E. ?? 1. Notre journalist­e Félix Séguin avait accès aux réunions à huis clos de Christian Dubé et de son équipe. 2. Le cabinet du ministre n’a rien de glamour. Les journées sont longues, la cafetière déborde parfois. 3. Le lunch d’une attachée politique : une banane enrobée dans une tortilla. 3 1
IMAGES FOURNIES PAR J.E. 1. Notre journalist­e Félix Séguin avait accès aux réunions à huis clos de Christian Dubé et de son équipe. 2. Le cabinet du ministre n’a rien de glamour. Les journées sont longues, la cafetière déborde parfois. 3. Le lunch d’une attachée politique : une banane enrobée dans une tortilla. 3 1

Newspapers in French

Newspapers from Canada