Dure journée pour les poulets
Un des grands avantages d’avoir deux genoux en oxinium, à part celui de marcher sans douleur dans les aéroports et sur la plage, c’est d’avoir beaucoup vu dans ces longues années.
Un des grands avantages d’avoir une hanche en alliage de chrome et de cobalt, c’est d’avoir beaucoup entendu.
Un des grands avantages d’avoir des cheveux transplantés, c’est d’avoir beaucoup senti le vent.
Un des grands avantages… bon, j’arrête là l’énumération des pièces de rechange –, c’est d’avoir eu 23 ans quand on a disputé le premier Super Bowl.
En notant, d’ailleurs, que le premier Super Bowl s’appelait en janvier 1967 le Match de championnat entre la Ligue américaine et la Ligue nationale de football.
Le tout premier présenté en couleurs à la télé de Radio-Canada avec Raymond Lebrun à la description et Jean Séguin à l’analyse.
LE ROUGE DES CHIEFS
Le premier défi, à part de faire démarrer en tirant à fond le choke ,le bazou connecté pour garder un peu de puissance dans une vieille batterie, c’était de trouver une télé couleur dans la parenté ou chez un ami. On gagnait comme prof de latin 6200 $ par année et une télé couleur de 21 pouces en coûtait 650 $. Plus cher qu’une 65 pouces HD 4K et plus intelligente qu’un prof de philo de cégep, en rabais chez Tanguay.
Mais j’étais un maniaque de football. Et normalement, j’aurais dû prendre pour les Packers de Green Bay puisque CKRS-TV, le relais de Radio-Canada au Saguenay, ne présentait qu’un match par semaine de la LNF. Les Chiefs de Kansas City, c’était une bibitte de la Ligue américaine. Ces usurpateurs qui osaient défier le grand Vince Lombardi. On ne les avait jamais vus jouer au Québec des régions puisque le câble n’existait pas et qu’il n’y avait pas d’antenne assez haute à Falardeau pour capter le canal 5 de Plattsburgh.
Mais je prenais pour les Chiefs parce que leur chandail était rouge et que le rouge sortait mieux sur les écrans beurrés de nos rares télés couleur. Le vert était ce qui était laid. Quand tu payes 10 % de ton salaire annuel pour une télé, tu veux du rouge !
LA CIGARETTE DE LEN DAWSON
Première déception, le match était disputé au Colisée de Los Angeles et les Chiefs jouaient en blanc. Et ils ont perdu. Mais surtout, surtout, oh ! douleur infinie et déception inguérissable, j’ai retrouvé une photo du quart-arrière Len Dawson fumant tranquillement sa cigarette dans le vestiaire des Chiefs entre les deux demies.
Un fumeur ! Une cigarette dans un vestiaire d’athlètes en forme qui ne boivent jamais d’alcool, ne consomment jamais de produits dopants et qui fuient toute fumée illégale !
Comment un modèle pour notre jeunesse (dont je faisais partie !!!) pouvait-il fumer du tabac entre deux demies de football ? Sans se préoccuper de la fumée secondaire fatale pour ses coéquipiers ? Il n’aurait pas pu faire comme les jeunes éduqués d’aujourd’hui et vapoter ? Heureusement, Len Dawson a été puni et est mort prématurément à 87 ans il y a deux ou trois ans.
Ben, c’était ça le football en 1967. Ou la vie, c’est peut-être à cause de cette photo de la cigarette de Dawson que j’ai découverte en 2023 que j’ai commencé à fumer ma pipe en 68.
ET L’ALCOOL DE JOE NAMATH
L’année d’après, les Raiders de Al Davis ont perdu contre les maudits Packers d’encore Vince Lombardi. Les snobs regardaient l’American Football League de haut. Mais au moins, le Montréal-Matin donnait les résultats des matchs des Dolphins, des Jets de New York, des Oilers de Houston le lundi matin. Un jeune prof de latin et de grec, ça lisait son Montréal-Matin inséré dans une copie du Devoir vieille de deux semaines. Ça faisait plus chic dans la salle des profs.
Aujourd’hui, je me cache pour lire Christophe Huss chez les wokes.
C’est en 1969 que tout a pété. Broadway Joe Namath, un verre de trop, minimum, dans le nez dans un bar de Miami, a lâché : « Achalez-moi plus. Les Jets de New York vont battre les Colts. Je le garantis ! »
La photo de Broadway Joe a fait la une du Post et du Daily News àNew York et a enflammé l’imaginaire refoulé de toutes les amatrices de football d’Amérique.
Ce méchant garnement entouré de belles filles et qui buvait autre chose que de la bière pouvait en plus gagner un match de football ? Contre les puissants Colts de Baltimore dirigés par le génie Don Shula ! What the f…! Le jeune prof n’a jamais eu le plaisir de rencontrer Don Shula, mais le vétéran journaliste a mangé un gros New York Cut à son steak house de Miami Lakes.
Donc, ça a pris un playboy porté sur les cocktails pour renverser une légendaire dynastie de la NFL.
La défaite a tellement secoué l’Amérique que deux ans plus tard, après une autre victoire de la ligue rebelle contre les Vikings du Minnesota dirigés à l’attaque par Joe Kapp, l’ancien des Lions de la Colombie-Britannique, les pachas de la NFL ont accueilli ceux de l’AFL. Comme on le fera avec l’American Basketball Association et l’Association mondiale de hockey.
DES ANNÉES D’ÉMANCIPATION
Le capitalisme a horreur de la compétition et bâtit les fortunes quand il est en situation de monopole. Pourquoi pensez-vous que ça coûtait 55 cents la minute d’interurbain pour appeler sa mère à Falardeau ? Parce que Bell avait le monopole.
Ce furent des années d’émancipation et de rébellion. Pendant que Len Dawson fumait sa clope, les Tchécoslovaques se rebellaient contre l’autorité de Moscou. Jaromir Jagr ne porte pas le 68 pour rien. Et Joe Namath était encore sur le party que la Crise d’octobre faisait peur aux Québécois.
Aujourd’hui, on est bien élevés. Le gouvernement vend l’alcool, le gambling et la dope, la cigarette est pratiquement bannie et les calinours sont bien protégés.
La Santé va bien. La Justice va bien. L’Éducation va bien. Les routes et les infrastructures vont bien.
Qu’on profite bien du Super Bowl. Mais demain va être une dure journée pour les poulets.