Faux ongles, faux cils et fraude fiscale
Il n’est pas rare que les salons de soins esthétiques ou leurs employés ne déclarent pas tous leurs revenus
Les salons de soins esthétiques offrant la pose de faux ongles ou cils sont nombreux à ne pas déclarer l’entièreté de leurs revenus et sans pour autant se retrouver systématiquement dans la mire du fisc.
« En esthétique, ça va souvent être ça, on demande de l’argent comptant pour éviter de [déclarer] 30 000 $ », a admis une esthéticienne d’un salon de la Rive-Sud qui a préféré garder l’anonymat.
Lorsque le revenu annuel d’un travailleur autonome au Québec dépasse les 30 000 $, il doit percevoir les taxes sur les ventes et services offerts. Comme l’indique Revenu Québec sur son site web, s’il ne déclare pas tout pour éviter de s’inscrire au fichier des taxes ou pour éviter d’être imposé sur ses revenus totaux, c’est de l’évasion fiscale.
« ÉPARGNER » LES TAXES…
L’Agence QMI a contacté une vingtaine de salons dans la grande région de Montréal, et une majorité a proposé d’épargner les taxes en payant comptant.
« Si vous payez crédit, c’est avec taxes. Cash, c’est sans taxes », « si vous payez comptant, ce serait apprécié » ou encore « comptant seulement, les taxes sont incluses », ont souligné tour à tour des salons contactés par l’Agence QMI.
Plusieurs de ces établissements ont pignon sur rue et disent notamment privilégier l’argent comptant pour éviter les frais de transaction des modes de paiement électronique.
Mais s’il n’est pas illégal de refuser les cartes de crédit ou débit, soustraire les taxes en contrepartie peut être un indice que votre commerçant ne remplit pas ses obligations fiscales, prévient la comptable professionnelle agréée (CPA) Véronique Roy.
« C’est comme [si le commerçant] donnait un 15 % de rabais en disant, ça me génère des frais à moi… Mais les frais de carte de crédit, les frais Interac, ce n’est pas 15 % de la vente, c’est à peu près 3 à 4 %. C’est injustifié de dire [que c’est pour] sauver les taxes, ça sent l’évitement fiscal », a-t-elle soulevé.
Nous nous sommes rendus en caméra cachée avec une collaboratrice dans un salon de la Montérégie qui indiquait « argent comptant seulement » sur son site web. Sur place, les autres modes de paiement étaient cependant offerts, mais c’est au moment de demander un reçu que la situation s’est compliquée.
« Le meilleur que j’ai eu, c’est qu’on m’a pointé une calculatrice avec un montant qui ne correspondait même pas au montant que j’ai payé pour me dire que c’était ça mon reçu », a raconté notre complice qui venait de recevoir une manucure.
Seulement 15 minutes après sa visite, le salon l’a contactée pour lui proposer de lui transmettre un reçu en échange d’une évaluation positive du commerce sur le web. Le reçu en question n’indiquait ni le montant des taxes ni le type de soin.
TROP PEU D’INSPECTEURS
Des employés et ex-employés de Revenu Québec nous ont affirmé, sous le couvert de l’anonymat, que les salons sont trop nombreux pour le nombre de vérificateurs et que les pertes en recettes fiscales ne seraient pas « assez importantes » pour s’attaquer davantage au problème.
Un d’entre eux, un ex-enquêteur, souhaiterait par exemple que le module d’enregistrement des ventes (MEV), implanté dans le domaine de la restauration, soit aussi installé dans ce type de salons.
« Il y a de l’évasion fiscale là, on ne se le cachera pas, on ne se mettra pas la tête dans le sable. C’est clair que tout est une question de priorisation… Si on veut être “juste pour tous”, comme Revenu Québec le
dit, ça doit passer par quelque chose de plus contraignant », a-t-il martelé en entrevue.
REFUS D’ENTREVUE AU FISC
Malgré nos nombreuses questions, l’Agence du Revenu du Canada (ARC) s’est contentée de nous transmettre des lignes générales sur l’importance de tout déclarer.
Ni l’ARC ni Revenu Québec n’ont voulu nous accorder une entrevue sur le sujet.
Par courriel, le porte-parole de Revenu Québec, Claude-Olivier Fagnant, a indiqué qu’il n’y a « pas de vérificateurs affectés spécifiquement à ce secteur, mais que celui-ci est couvert par les activités de contrôle régulières ».
Revenu Québec a toutefois précisé que l’implantation du MEV (module d’enregistrement des ventes), tel que suggéré par un ex-enquêteur, n’« est pas prévue à court terme ».