Le Journal de Montreal

Le mystère prend de l’ampleur

Cinq nouveaux experts appuient la thèse de la Couronne voulant que l’ex-juge Jacques Delisle a tué sa femme

- KATHRYNE LAMONTAGNE

Cinq experts européens ont produit de nouvelles analyses qui appuyaient la thèse du meurtre plaidée par la Couronne en vue du second procès de l’ex-juge Jacques Delisle, qui n’a finalement jamais eu lieu.

Notre Bureau d’enquête a obtenu copie de deux rapports, jusqu’ici frappés d’une ordonnance de non-publicatio­n, rédigés par des scientifiq­ues suisses.

Jacques Delisle ayant plaidé coupable, jeudi, à l’homicide involontai­re de son épouse, il nous est maintenant permis d’exposer le contenu de ces documents.

Ces analyses avaient été commandées au printemps 2021 dans la foulée de la décision du ministre de la Justice, David Lametti, d’ordonner un nouveau procès dans cette affaire, et ce, même si un rapport produit quatre ans plus tôt ne faisait nullement mention d’une erreur judiciaire dans le dossier.

Jacques Delisle, 88 ans, qui clame son innocence depuis des années, a reconnu jeudi avoir fourni une arme chargée à son épouse Nicole Rainville, qui souhaitait s’enlever la vie.

La Couronne a insisté sur le fait qu’elle était en désaccord avec cette version des faits. Elle reste convaincue que si un deuxième procès s’était tenu, Jacques Delisle pourrait être déclaré coupable à nouveau de meurtre prémédité.

« Les nouvelles expertises qu’on a obtenues confirmaie­nt tout autant notre théorie de meurtre au premier degré que notre théorie que le coup de feu a dû être tiré dans un angle qui ne pouvait mettre que Jacques Delisle derrière l’arme », a commenté hier le procureur au dossier, Me Julien Beauchamp-Laliberté.

UN TIR À ANGLE

La Couronne soutenait que Jacques Delisle avait fait feu avec un tir porté à angle et que le projectile s’était retrouvé à l’arrière de la tête de la défunte, à droite.

« Les reproducti­ons du tir [...] ont montré que le tir avec un angle incident à 60 degrés permet de reproduire une position finale du projectile et la présence de fragments similaires à la configurat­ion retrouvée chez la victime », écrivent les experts, dans leur premier rapport de 43 pages.

Selon la position de la Couronne, au moment du tir, Nicole Rainville aurait mis sa seule main valide à sa tempe, dans un geste défensif, ce qui aurait causé le tatouage noir de fumée dans sa paume.

Là encore, un tir à 60 degrés permet d’obtenir cette tache, notent les Suisses.

Ces analyses mettent à mal la théorie de la défense, plaide le ministère public.

Pour que le suicide soit scientifiq­uement possible, il aurait fallu « une succession d’événements extraordin­aires » dont un tir à 90 degrés, a insisté Me Beauchamp-Laliberté.

Il demeure ainsi convaincu qu’il était « hautement improbable » que Nicole Rainville ait pu tirer elle-même.

UNE MAUVAISE AUTOPSIE

Une théorie balayée du revers de la main par Me Jacques Larochelle, qui représente Jacques Delisle depuis le début de cette affaire.

Les expertises suisses, précise-til, expliquent aussi que « l’autopsie a été extrêmemen­t mal faite et que l’absence de photos et la conservati­on du cerveau les limitent sérieuseme­nt dans leurs possibilit­és de déterminer une vraie trajectoir­e », expose Me Larochelle.

« Alors on doit se contenter d’une preuve inférieure et de probabilit­és », déplore-t-il.

En effet, les experts notent dans un autre rapport de 37 pages que la préservati­on du cerveau, sa fixation et sa dissection auraient été « nécessaire­s » et que l’absence de photograph­ies et de descriptio­ns détaillées « limitent fortement » leur aptitude à déterminer une trajectoir­e de projectile par arme à feu.

Convaincu que Jacques Delisle avait assassiné sa femme, un expert de la Couronne qui a travaillé durant des années sur le dossier a imploré en 2021 le Directeur des poursuites criminelle­s et pénales de ne pas accepter de règlement et de tenir un procès dans cette affaire.

« Aucune erreur judiciaire n’a été commise », écrivait le balisticie­n Guillaume Arnet, du Laboratoir­e de sciences judiciaire­s et de médecine légale, dans un courriel envoyé le 7 mai 2021 au bureau du Directeur des poursuites criminelle­s et pénales (DPCP).

Ce courriel, qui était jusqu’ici frappé d’une ordonnance de non-publicatio­n, a été rédigé dans les semaines suivant l’annonce d’un nouveau procès dans ce dossier en avril 2021, à la suite d’une longue révision ministérie­lle.

Dès lors, l’avocat de Jacques Delisle, Me Jacques Larochelle, avait évoqué le souhait de trouver un terrain d’entente avec la Couronne, pour éviter que leur client n’ait à subir ce second procès.

« J’entends que le DPCP est en attente d’un règlement possible avec Me Larochelle, que justice ne sera peutêtre pas rendue pour tous ceux qui ont été impliqués dans ce dossier et surtout pour Mme Nicole Rainville, abattue d’une balle dans la tête par son mari Jacques Delisle le 12 novembre 2009 au matin », soutenait Guillaume Arnet.

IL VOULAIT TÉMOIGNER

Le travail des experts du Laboratoir­e avait été malmené par le clan Delisle au cours des dernières années et le balisticie­n tenait à ce que lui et son équipe se fassent entendre dans le cadre d’un nouveau procès.

Selon lui, son rapport à venir dans cette affaire ainsi que les expertises de scientifiq­ues européens, déjà mandatés par le DPCP en vue de ce second procès, permettrai­ent que « justice » soit rendue.

« En empêchant la tenue de ce procès, ce sont ultimement nos noms et notre institutio­n qui seront ternis, alors qu’il n’aura jamais été aussi évident que nous avons bien travaillé, et que la démonstrat­ion finale et sans équivoque est plus que jamais à portée de main », écrivait-il.

Dans les faits toutefois, aucune discussion n’a eu lieu à cette époque entre les parties, a confirmé jeudi le procureur de la Couronne au dossier, Me François Godin.

Il faudra attendre à l’automne 2023, soit plus de deux ans plus tard, avant que ne s’entament des séances de facilitati­on qui ont mené, jeudi, a la reconnaiss­ance de culpabilit­é de Jacques Delisle pour l’homicide involontai­re de son épouse.

UN RAPPORT CONFIDENTI­EL

Notons que dans sa missive, Guillaume Arnet insistait aussi sur le fait que le rapport commandé par le ministre fédéral de la Justice lors du processus de révision judiciaire écartait le fait que Jacques Delisle avait été victime d’une erreur judiciaire, comme le rapportait hier notre Bureau d’enquête.

À la suite de ce courriel, qualifié d’« odieux » par les avocats de Jacques Delisle, Guillaume Arnet a été écarté du dossier Delisle, son objectivit­é étant mise à mal.

Guillaume Arnet a refusé notre demande d’entrevue.

 ?? ?? 1 4
1 4
 ?? ?? 2 3
2 3
 ?? PHOTOS STEVENS LEBLANC ET D’ARCHIVES COURTOISIE ?? 1. et 5. L’ex-juge Jacques Delisle était libre comme l’air, jeudi, après quatre heures et demie de détention au palais de justice de Québec. Il a plaidé coupable à l’homicide involontai­re de son épouse Nicole Rainville, qui avait été retrouvée morte avec une balle dans la tête, le 12 novembre 2009. 2. Des experts européens ont effectué des simulation­s de trajectoir­es d’une balle avec différents angles de tir. 3. Les radiograph­ies du crâne de Nicole Rainville ont aussi été étudiées par les scientifiq­ues suisses. 4. On voit ici l’état des projectile­s utilisés dans les nombreux scénarios évalués par les experts suisses. 6. Le pistolet de calibre .22 utilisé pour causer la mort de Nicole Rainville.
PHOTOS STEVENS LEBLANC ET D’ARCHIVES COURTOISIE 1. et 5. L’ex-juge Jacques Delisle était libre comme l’air, jeudi, après quatre heures et demie de détention au palais de justice de Québec. Il a plaidé coupable à l’homicide involontai­re de son épouse Nicole Rainville, qui avait été retrouvée morte avec une balle dans la tête, le 12 novembre 2009. 2. Des experts européens ont effectué des simulation­s de trajectoir­es d’une balle avec différents angles de tir. 3. Les radiograph­ies du crâne de Nicole Rainville ont aussi été étudiées par les scientifiq­ues suisses. 4. On voit ici l’état des projectile­s utilisés dans les nombreux scénarios évalués par les experts suisses. 6. Le pistolet de calibre .22 utilisé pour causer la mort de Nicole Rainville.
 ?? ??
 ?? ?? 5 6
5 6
 ?? ??
 ?? PHOTO D’ARCHIVES ?? L’expert en balistique Guillaume Arnet, du Laboratoir­e de sciences judiciaire­s et de médecine légale de Montréal, expliquait la nature de son travail lors d’une visite guidée à l’occasion du 100e anniversai­re du Laboratoir­e, en juin 2014.
PHOTO D’ARCHIVES L’expert en balistique Guillaume Arnet, du Laboratoir­e de sciences judiciaire­s et de médecine légale de Montréal, expliquait la nature de son travail lors d’une visite guidée à l’occasion du 100e anniversai­re du Laboratoir­e, en juin 2014.

Newspapers in French

Newspapers from Canada